Le développement d’une discipline est scandé par des ruptures et des synthèses ; avec l’expérience, on sait aussi que celles-ci ne sont pas toujours clairement identifiables et qu’il y a souvent matière à discussion sur le sujet. Le rôle de l’œuvre de Sen dans l’évolution de l’économie normative ne fait pas exception. Bien qu’il soit souvent qualifié d’économiste « différent » — ce qui laisse supposer qu’il soit porteur de rupture —, l’ambiguïté de ses travaux est soulignée par la plupart des commentateurs. Cependant, le débat a surtout porté sur la nature hétérodoxe ou orthodoxe des écrits de Sen, ce qui nous semble être une discussion plutôt stérile étant donné le manque de vision globale de ses écrits, les partis pris d’un côté ou de l’autre et le manque d’accord sur les termes. Comme le note Marc Saint-Upéry (1999, p. 9), « le fait que nombre des recherches théoriques de Sen se développent à partir des concepts clés de l’orthodoxie néo-classique rend passablement complexe la question de savoir s’il s’agit néanmoins d’un économiste ‘hétérodoxe’, à supposer qu’on donne un sens pertinent à ce terme ».
Insel (2000, p. 250), par exemple, estime que « le programme de recherche peu orthodoxe de Sen étant accompagné par une méthodologie standard, il a pu devenir, bien plus que Hirschman, le porte-parole d’une approche critique mais conforme ». Partant, il hésite à considérer Sen comme un « économiste néoclassique avec une touche d’humanisme (par opposition à scientiste) » ou comme un « économiste qui tente de fonder, avec certains éléments de la conception mécaniste, une approche économique alternative » (Ibid.). Si l’on devait choisir entre ces deux alternatives, la seconde réponse nous semblerait plus appropriée. Mais contrairement à ce que pense Insel, nous pensons que le programme de recherche de Sen a été plutôt « orthodoxe », étant donné son obsession pour les questions posées par la théorie du choix social 325 . En revanche, sa méthodologie nous apparaît bien peu « standard » en raison de plusieurs éléments comme l’enchevêtrement des faits et des valeurs, le contextualisme, l’intérêt pour les analyses partielles, ou encore la dimension éthique et politique qu’il donne à ses analyses. Il ne faut donc pas confondre l’utilisation ponctuelle de l’outil mathématique et l’adhésion à une méthodologie qui considère que seule la modélisation mathématico-déductive atteste de la scientificité des théories : axiomatisations et formalisations peuvent être utilisées avec des perspectives méthodologiques très variées 326 .
En retraçant dans notre deuxième partie le parcours de Sen de la théorie du choix social à l’économie de la justice sociale — et ce faisant éclairant en partie l’évolution récente de l’économie normative —, nous avons aussi souhaité mettre fin à d’autres représentations simplistes comme l’« économiste qui aime les pauvres » (de Rochebrune, 1998), « Sen le rebelle » (Bidwai, 1998) ou, à l’extrême, de « l’ennemi des pauvres » (Chakraverti, 2003) et « l’économiste qui ne propose rien à part des généralités » (Bénicourt, 2004b). L’approche par les capabilités émane bien d’un théoricien du choix social, dont la préoccupation principale reste la définition de la rationalité collective à partir de la rationalité individuelle. Il s’agit de proposer une nouvelle manière d’appréhender la rationalité individuelle et de l’articuler dans une conception de la rationalité collective. Au cœur de cette discussion, apparaît la liberté individuelle qui, pour Sen, constitue la préoccupation majeure aux deux niveaux de la rationalité. En ce sens, sa dette envers Arrow est considérable. D'ailleurs, Sen (2005c, p. 8) admet volontiers que sa compréhension de la rationalité et de la liberté a été fortement influencée par ses discussions avec le pionnier de la théorie du choix social moderne durant plusieurs décennies.
Paradoxalement, il apparaît que son approche par les capabilités constitue une rupture avec le cadre arrovien — caractéristique de ce que Sen qualifie d’« économie mécaniste » —, davantage qu’avec l’économie du bien-être telle que la concevait Pigou — qui correspond plutôt à de l’« économie éthique », au sens de Sen. Les apparences peuvent cependant être trompeuses et donner à voir le phénomène inverse. D’une part, Sen utilise largement le langage axiomatique d’Arrow, ce qui peut laisser entendre une continuité. D’autre part, parce qu’il se fonde sur une éthique différente de celle qui sous-tendait les travaux de Pigou, il en vient à sortir de l’économie du bien-être et ouvre la voie aux théories post-welfaristes, vers lesquelles se sont engagés la plupart des économistes contemporains. Mais l’objet essentiel de ses écrits consiste bien en une réflexion sur la manière de produire des évaluations quant aux états sociaux, ce qui revient à travailler sur une théorie normative du bien-être, ou plus largement de l’avantage humain. Tout comme Pigou l’envisageait en s’appuyant sur l’utilitarisme 327 , il s’agit pour Sen de fonder sur une éthique mieux appropriée l’orientation des politiques publiques. Sa réflexion de fond sur les catégories clés que sont en particulier le bien-être et la liberté individuelle a pour conséquence un déplacement essentiel vers l’« espace des potentiels, des pouvoirs et des capacités impliquant finalement des présupposés philosophiques et méthodologiques radicalement différents pour l’analyse économique » (Martins, 2006, p. 9).
Néanmoins, il est vrai qu’il existe une tension certaine entre l’héritage méthodologique de la théorie du choix social qui marque encore les travaux de Sen et sa conception de la démocratie qui tendrait à l’orienter vers une méthodologie pragmatiste. Par exemple, son approche par la capabilités reste une analyse en termes de composantes ou de facteurs, et il s’est vu reproché son manque de vision « holiste ». Pour Gasper (1999, p. 4), sa perspective peut sembler acceptable en raison du fait qu’il aboutit généralement à des conseils procéduraux, plutôt qu’à des prescriptions politiques. Son style de théorisation est en effet typiquement marqué par des phrases comme « il faut également tenir compte des facteurs A et B », et jamais « il faut faire ce qui suit ». Si le caractère ouvert et délibérément incomplet de ses analyses permet d’atténuer cette critique, il reste que l’orientation continue de ses écrits vers un public d’économistes orthodoxes s’est faite à un certain prix concernant le type de questions éthiques et de méthodes envers lesquelles il est engagé. En retenant une partie importante du langage et des hypothèses de son public privilégié, Sen aurait restreint la portée de son approche par les capabilités et limité son attractivité pour les non économistes. D’un autre côté, le résultat potentiel de ce choix peut ne pas être négligeable : le groupe auquel il s’adresse est très puissant, et une évolution de leurs conceptions peut avoir un impact fort au niveau mondial concernant les discours sur le développement et le bien-être et les actions corrélées.
Mais c’est surtout son insistance extrême sur le choix individuel qui révèle un biais économiciste. Or, on peut considérer que si son approche doit servir de base à une théorie du développement humain, elle devrait intégrer davantage les réflexions issues de la psychologie, de la sociologie et de l’anthropologie. L’approche de Sen étant centrée sur la notion de liberté, elle laisse peu de place aux autres besoins humains. Par exemple, Séverine Déneulin 328 questionne sérieusement les approches du développement en termes de liberté et se prononce en faveur de perspectives plus historiques et structurelles, cherchant notamment à explorer le concept de « bien commun ».
La plupart des critiques, en particulier hors du champ de l’économie orthodoxe, reconnaissent cependant la portée pratique fondamentale de son approche, son rôle dans le remplacement du souci pour la croissance économique par le souci pour le développement humain, et son avance sur l’économie du bien-être standard. Au lieu de conclure à un rejet de l’approche par les capabilités, ils ont plutôt tendance à lancer un appel pour le développement d’une approche par les capabilités avant qu’elle ne stagne et perde de son intérêt. Toutefois, ces commentateurs font souvent une distinction entre les publications de Sen en théorie du choix social et ses travaux en philosophie morale et en économie du développement.
Nous pensons avoir montré que cette appréhension dichotomique reflète injustement sa démarche : sa réflexion en philosophie morale sur l’articulation fait/valeur, qui commence au même moment que ses premiers travaux en théorie du choix social, constitue une étape décisive, et non une digression, dans la construction d’une éthique de la démocratie, et — ce qui est lié — dans l’élaboration d’une méthodologie qui l’amènera à sortir du cadre arrovien. Déjà en 1970, Sen propose une méthodologie où faits et valeurs sont imbriqués, où les principes absolus sont considérés non pertinents et les procédures partielles comme plus intéressantes et plus utiles à étudier que la complétude. Parallèlement, son engagement croissant dans une réflexion ontologique sur les concepts centraux de la discipline — parfois alimentée de ses recherches empiriques — l’amène à poser des bases nouvelles pour l’économie normative.
Sa recherche concernant des sujets empiriques peu abordés par les économistes, comme les famines ou les inégalités hommes-femmes, ne constitue pas la note dominante de son œuvre, bien qu’elle ait beaucoup contribué à sa notoriété. D’ailleurs, Sen (1999a, p. 350) lui-même étend la portée de la théorie du choix social jusqu’à inclure ses travaux sur des questions empiriques.
Emmanuelle Bénicourt (2002, 2004a,b) a pourtant tenté de mettre en lumière l’aspect « indéniablement néoclassique » du cadre théorique de Sen. À son sens, Sen n’est en aucun cas l’auteur chez qui puiser des forces pour une réforme de l’économie. Cependant, si l’on se fonde sur la définition de Tony Lawson (2005, p. 11), ce qui distingue l’hétérodoxie de l’orthodoxie, ce n’est pas son idéologie, ni son objet d’étude, mais son refus de percevoir la réalité sociale comme un système clos fait de régularités. Cette distinction est rarement explicite, mais la thèse de Lawson est qu’elle se traduit au niveau de la méthodologie dans le sens où le point commun des courants hétérodoxes serait un refus d’appliquer la méthodologie déductiviste présupposant l’ubiquité des évènements réguliers.
Pour Mishan (1972, p. 971), le recours aux hypothèses d’égale capacité de satisfaction innée et de décroissance de l’utilité marginale du revenu réel cache mal le parti pris de Pigou pour « la politique égalitariste de transferts de revenu ».
Notons cependant que Deneulin est tout de même membre actif de l’Association pour les Capabilités et le Développement Humain et co-éditrice de son journal Maytreyee.