Section II. Sen, une réflexion éthique en économie…

Au cours du XX ème siècle, l’économie du bien-être a entretenu des rapports ambigus avec l’éthique, cherchant notamment à s’en affranchir. Il est devenu courant de penser que, dans sa quête d’objectivité, l’économiste doit avoir une démarche autonome à l’égard de l’arbitraire et de la subjectivité des jugements de valeur. De manière générale, critiquer une théorie parce qu’elle retient les « mauvaises » valeurs, ou parce qu’elle omet les « bonnes », est considéré comme hors du champ de l’économie théorique. Toutefois, il est parfois admis que l’économiste puisse s’aventurer dans une critique morale qui consiste en la comparaison des valeurs retenues par différentes théories, voire même dans l’appréciation conditionnelle du type « si l’on adhère à telle valeur, elle se trouve mal représentée dans la théorie considérée » (Fleurbaey, 1996, p. 9). La théorie du choix social n’a pas échappé à la règle ; son interprétation officielle semble être qu’elle vise moins à prendre parti pour ou contre telle ou telle méthode de caractérisation du bien-être individuel et du bien-être social, « qu’à dégager les conséquences de ces grandes positions, à les mettre logiquement en rapport, à faire leur critique interne » (Mongin, 1999, p. 545). Par exemple, Hylland (1986, p. 57) écrit : « La seule chose que fasse la théorie du choix social consiste à clarifier les questions en signalant les conséquences et les incompatibilités ».

Pourtant, la plupart des travaux de ce champ de recherche vont plus loin, et ce bien qu’ils cachent leurs prises de position, de manière consciente ou non, derrière l’axiomatisation en élaborant des calculs formels aux interprétations inexistantes ou douteuses. En effet, la « neutralité axiologique » — au sens de Weber —, affichée par le discours officiel, est loin d’être pratiquée dans les contributions des théoriciens du choix social. Mais, comme nous avons tenté de le montrer tout au long de ce travail, Sen déroge à la règle non parce qu’il applique la neutralité axiologique, mais parce qu’il s’engage clairement dans la réflexion morale au sujet des hypothèses et des résultats obtenus.

Si l’on considère le contexte intellectuel de l'époque, l’intérêt qu'il manifeste dès le milieu des années 1960 pour la possibilité de discuter scientifiquement des jugements de valeurs est assez remarquable. Sen n’hésite pas à prendre explicitement parti pour certaines manières de concevoir la rationalité individuelle et collective, et à se montrer franchement hostile envers d’autres. On ne peut cependant pas lui reprocher d’avoir des opinions peu solides et obtuses ; généralement, la défense qu’il en fait est argumentée, exposée à la discussion et à la critique. Ce faisant, il remet en cause non seulement la méthodologie positiviste, mais aussi les présupposés moraux — après les avoir mis en lumière — de l’économie du bien-être (nouvelle et ancienne) et de la théorie du choix social. Dès lors, ses travaux contribuent, d'une part, à ébranler la conviction qu'une économie du bien-être positive est possible et, d'autre part, à marquer la fin d’un règne absolu : celui de la philosophie utilitariste en économie

C’est d’ailleurs « la combinaison des outils de l’économie et de la philosophie » qui lui a permis d’obtenir en 1998 le prix le plus réputé pour les sciences économiques, comme le souligne le communiqué de presse de l’Académie Royale des Sciences de Suède (1999a, p. 157) : « il a [ainsi] redonné une dimension éthique dans la discussion concernant les problèmes économiques vitaux ». Par rapport à la signification de cette observation, Sen répond (UNI, 1998, p. 2) :

‘Ce constat est assez plaisant […] Il est difficile pour moi d’élucider cette remarque. Je suppose qu’ils font référence au fait que j’ai un intérêt pour l’éthique autre qu’économique. Je pense [aussi] qu’ils font référence au fait que mon choix des problèmes ait pu être affecté par cela [l’éthique]. […] J’ai choisi les problèmes sous l’influence de l’éthique et j’ai souvent essayé de me concentrer sur les défaillances de l’économie — les personnes qui finissent en marge de l’économie, qu’ils soient sans emploi ou affamés. ’

L’importance de la réflexion éthique en économie est un sujet que Sen a souvent abordé dans ses écrits et conférences. Ses « Royer Lectures » de 1986 à Berkeley intitulées On Ethics and Economics (Sen, 1987) sont assez explicites à cet égard, puisque leur objet est de montrer la complémentarité de ces deux disciplines, et la réduction de leur portée respective dès lors qu’elles sont pratiquées de manière isolée. C’est d’ailleurs à l’occasion de ces conférences que Sen situe pour la première fois sa recherche dans la tradition aristotélicienne s’interrogeant sur ce qui fait la « vie bonne ». En outre, dans un article de méthodologie économique, Sen (1989a, p. 315) estime que la recherche est une action qui « comme toute action pose la question de sa justification ». Cela signifie pour lui que la démarche scientifique et le choix des sujets d’investigation passent par les interrogations éthiques suivantes : « comment dois-je agir ? que dois-je faire ? » (Ibid.). Cette façon de concevoir la profession d’économiste a amené Solow à surnommer Sen « la conscience de l’économie », ce que Sen semble considérer comme un qualificatif à double tranchant :

‘Si j’ai réagi avec une certaine réserve à la remarque très aimable de mon ami Robert Solow selon laquelle j’étais « la conscience de l’économie » (très souvent citée), c’est à cause de ma conviction que la conscience seule ne peut nous mener nulle part. Par exemple, allumer la bougie à minuit pour donner du sens à des données embrouillées et gênantes sur les famines n’est pas une question de conscience, mais de transpiration […]. (Agarwal et al., 2005, p. 329)’

Assurément, si sa morale l’a orienté vers certains types de sujets qu’il jugeait prioritaires — comme la famine, le désavantage relatif des femmes ou des handicapés —, il a ensuite cherché à appuyer ses analyses sur les faits. Cependant, le traitement des faits implique également une réflexion morale, au moins pour la raison suivante : les faits sont infinis, et afin de décider ceux que nous devons observer en économie empirique, il est nécessaire d’avoir le sens de ce qui a de la valeur (Ibid., p. 330). On peut faire le lien ici entre la perspective de Sen et la philosophie sociale propre à Commons, qualifiée par Laure Bazzoli (1999, p. 122) de « philosophie de la valeur raisonnable ». Sen partage en effet avec cet économiste institutionnaliste une éthique et politique de la démocratie selon laquelle la connaissance en sciences sociales doit tenir compte des intérêts conflictuels concernés. Partant, l’auto-réflexivité du chercheur est nécessaire puisqu’il fait partie lui-même du monde qu’il étudie. Tout comme Sen, Commons (1939, p. 32) insiste sur l’idée que les chercheurs en sciences sociales « ne peuvent être désintéressés comme les chercheurs en sciences de la nature. Ils approuvent ou désapprouvent, tacitement ou ouvertement, [les objets] qu’ils étudient ». La pratique scientifique implique alors « une rationalisation objective des idées subjectives, et donc une certaine rupture avec la connaissance ordinaire » (Bazzoli et Dutraive, 2006, p. 134).

De surcroît, Sen considère que les valeurs et les arguments éthiques des individus — sur lesquels se fondent leurs comportements — font partie des faits dont tout raisonnement économique doit tenir compte (Agarwal et al., 2005, p. 330). Mais intégrer les arguments éthiques ne signifie pas, pour lui, les prendre comme des données indiscutables et immuables. « Les valeurs sont dépendantes des faits et l’analyse économique factuelle, si elle est pertinente, est centrale pour l’évaluation éthique des situations et des politiques » (Ibid.). En d’autres termes, l’économiste peut très bien mettre en évidence les failles de certains raisonnements et arguments éthiques en soulignant, par exemple, leur décalage par rapport aux faits, et ainsi espérer les faire évoluer. Et c’est bien en référence à certains faits liés à ses sujets empiriques de prédilection que Sen a pu critiquer les tenants et aboutissants de la théorie économique moderne et son approche du bien-être social. Inversement, c’est dans le cadre de la théorie abstraite du choix social qu’il a abouti à l’idée que les comparaisons devaient porter sur un concept d’avantage individuel plus large que ce que l’on entend généralement par utilité.

Le fait que sa perspective l’amène à sortir de ce qu’il nomme « welfarisme » éloigne ainsi son travail de l’économie du bien-être, ancienne ou nouvelle. Pour Mongin (1999, p. 545) cela contribue à l’inscrire directement dans le champ de l’« éthique sociale ». À cet égard, il souligne qu’il est impossible de réduire l’apport de Sen au formalisme de ses théorèmes — qu’il considère d’ailleurs souvent limité —, tout comme il est impossible de distinguer les opinions personnelles de Sen et ses opinions d’économiste (Ibid.) :

‘Il serait à peine moins sommaire de prétendre séparer chez lui, les évaluations de la « personne » et les conclusions du « savant ». Les parties neuves de son travail proviennent justement de ce qu’il a permis à la « personne » d’évaluer les conditions agencées par le « savant », et au « savant » de systématiser les partis pris de la « personne ».’

L’approche par les capabilités n'est cependant pas apparue comme un « OVNI » dans le ciel, mais fut précédée de signes annonciateurs qui offrent au public une possibilité de se l’approprier. Elle résulte d’une réflexion de longue haleine — alimentée de multiples discussions s’inscrivant dans divers champs de la pensée — sur la meilleure manière de conceptualiser les exigences de la liberté et d’envisager un « espace » adéquat où rechercher l’égalité. Cette approche est bien loin du cadre et de la méthodologie d’Arrow à partir desquels Sen a pourtant élaboré sa réflexion. Ses avancées et ses positionnements sont largement le fruit d’échanges et de critiques réciproques au sein d’une communauté de chercheurs plus large que les seuls économistes.

En ce qui concerne le versant philosophique de l’approche, Sen (Ibid.) reconnaît « son immense dette à l’égard de John Rawls ». Cependant, si Sen partage avec Rawls l’idée qu’il faille s’orienter vers une perspective de choix social non welfariste et plus égalitariste, l’approche par les capabilités s’oppose au contractualisme rawlsien en s’intéressant à la pertinence normative de considérations sur le bien social. En effet, Rawls (1985) définit sa conception de la justice comme équité comme étant « politique, non métaphysique », au sens où elle est censée servir de « conception publique de la justice ». Le contractualisme de Rawls est symbolisé par une conception de la justice s’appliquant au domaine des affaires publiques et que tous les citoyens peuvent accepter. À son sens, il serait « métaphysique » de chercher une vérité parmi différentes croyances morales et philosophiques et ce serait traiter une question qui ne concerne pas la philosophie politique : « aucune conception morale générale ne peut fournir une base reconnue publiquement pour une conception de la justice dans un état démocratique moderne » (Ibid., p. 225). Le problème politique est simplement de rechercher une base pour la coopération dans le respect mutuel entre des individus en désaccord sur les questions de métaphysique et de morale. Comme le remarque Sugden (1993, p. 1957), il n’est dès lors pas pertinent de s’interroger comme le fait Sen sur les définitions de la vie bonne ou du bien-être.

Sen reconnaît bien sûr que Rawls est engagé dans une entreprise différente de la sienne, mais il lui est difficile de comprendre sa conception politique de la justice. Bien qu’il semble accepter l’idée qu’une solution politique à un problème de justice soit une manière de vivre ensemble, il lui apparaît naturel que les économistes doivent étendre la perspective rawlsienne de la justice au-delà des limites posées par Rawls. En ce sens, Sugden (Ibid.) a raison de penser que Sen réinterprète la théorie de Rawls pour qu’elle devienne une tentative de réponse aux questions que pose Sen plutôt que celles qui concernent Rawls :

‘Lorsque Sen s’oppose à la théorie de Rawls, il suggère qu’il y a certains cas significatifs où tous les individus peuvent se mettre d’accord quant à la nature du bien-être, quels que soient leurs engagements moraux plus généraux. Par exemple, tout le monde peut s’accorder sur l’idée qu’une personne handicapée a besoin de plus de ressources pour accomplir le même niveau de bien-être qu’une personne valide. Cette remarque est pertinente si l’on interprète la justice en termes de bien-être. Mais si l’on accepte l’approche de Rawls, on ne s’interroge pas sur la manière dont le bien-être ou les capabilités peuvent être égalisés entre les individus.’

Selon cette perspective, il n’est pas surprenant que Sen ait repéré des lacunes dans la théorie rawlsienne. Il cherche en effet chez Rawls une manière de combler les failles du welfarisme des préférences révélées — qui prétend évaluer les conditions de chaque individu en termes de son propre système de valeur, sans même demander quelles sont ces valeurs. Son problème n’est pas tant politique — trouver des procédures justes de choix collectif — qu’économique — mesurer justement l’amélioration du bien-être social.