L’approche par les capabilités de Sen a émergé dans le contexte de l’économie du bien-être et de la philosophie morale comme une voie alternative à l’économie du bien-être standard ainsi qu’une volonté d’aller plus loin que la critique rawlsienne. Pour cette raison, l’attention a surtout été portée sur sa dimension éthique, négligeant ses soubassements ontologiques et méthodologiques. Pourtant, le contraste entre l’approche senienne et l’approche économique standard dépasse largement le seul contexte de l’analyse éthique et de l’économie du bien-être. En ce sens, nous partageons le point de vue de Martins (2006, p. 1), pour qui l’apport de Sen doit avant tout être considéré comme un « exercice philosophique visant à élaborer des catégories économiques centrales » dans le but de « préparer le terrain pour la science », et non comme la réalisation d’une théorie spécifique. À la différence de la science qui analyse des structures causales et des mécanismes spécifiques, Martins (Ibid., p. 4) définit l’ontologie comme « l’étude de la réalité, incluant les entités présupposées par les scientifiques, et les propriétés de telles entités » 329 . Ontologie et science sont donc deux exercices distincts, mais complémentaires.
Ce « travail philosophique préparatoire » [philosophical under-laboring exercise], pour reprendre l’expression de Martins, se définit chez Sen par trois étapes qu’il applique de façon presque systématique dans l’ensemble de ses travaux : 1) il démasque les incohérences, les hypothèses au raisonnement douteux ou superficiel, et les confusions de la science économique telle qu’elle se pratique ; 2) il clarifie les concepts en vigueur, souvent en élaborant des distinctions, et propose de nouveaux concepts à partir d’une réflexion sur la nature et les enjeux mêmes de sa contribution en tant qu’économiste ; et 3) il suggère une méthodologie en accord avec ses conceptualisations, notamment en spécifiant les conditions pour lesquelles certaines méthodes et certaines catégories sont appropriées. De façon générale, les questions que Sen pose sont plus ontologiques que pratiques. Au-delà d’une recherche des propriétés causales et générales des catégories telles que le « bien-être », l’« avantage », le « développement », la « liberté », Sen s’est attaché à comprendre leur signification et à en proposer de nouvelles conceptualisations.
Le concept de capabilité fut certes introduit dans le cadre d’un débat éthique — comme un « espace » où rechercher l’égalité. Mais Sen cherchait plus à proposer une base informationnelle nouvelle — alternative à l’utilité et aux biens premiers — pour évaluer l’inégalité, et non une théorie éthique ou une théorie de la justice. Là encore, il y a une différence fondamentale entre son approche et celle de Rawls puisque ce dernier proposait, en plus de l’espace des biens premiers, un critère prescriptif de justice : le maximin. Sen n’a jamais élaboré un tel critère de justice, bien que l’on puisse trouver dans ses écrits des orientations implicites 330 .
Considérer le processus de développement humain comme l’expansion des capabilités des personnes ne donne certes aucune indication claire quant à la manière dont cela doit être évalué, mais présuppose en tout état de cause une conception du monde distincte de celle des économistes standard. En portant l’attention sur les potentiels des individus, et non plus sur leur bien-être ou leur richesse, il opère un déplacement de l’analyse économique qui rend inadaptée la perspective standard. Martins (2006) estime que Sen est très proche du réalisme critique 331 , puisqu'il développe une conception de l’évolution sociale où le rapport entre structures sociales et autonomie individuelle doit nécessairement être pris en compte, sans pour autant voir une détermination complète dans un sens ou dans un autre 332 . Mais sa conception peut aussi être rapprochée comme nous l’avons fait du pragmatisme à la manière de Dewey. Le point commun de ces approches — et la grande différence avec l’économie standard — est l’idée d’un monde social ouvert qui ne peut s’accommoder d’une science économique déductiviste entièrement fondée sur des régularités. L’importance que revêt l’incomplétude dans les travaux de Sen est en lien avec cette conception d’un monde social ouvert. Il en va de même pour l’accent qu’il met sur les notions de liberté, de choix et de libre-arbitre qui ont un impact décisif sur la manière de caractériser les concepts clés de la science économique que sont la rationalité et le bien-être. Pour Sen, le progrès passe par l’élargissement des capabilités humaines — à la fois fin et moyen de ce progrès —, ce qui implique aussi de revenir à une approche intégrée du développement économique et social telle que la concevait Adam Smith.
Les notions de « volonté collective », d’« intérêt général », de « justice » que l’économie prétendait avoir maîtrisées par l’exercice de la raison et débarrassées de leur flou originel, sont renvoyées par Sen dans le domaine de l’éthique, du politique, bref du conflit d’intérêts et de valeurs. En reconnaissant ainsi les conflits de valeurs et d’intérêts, il s’oriente vers des solutions provisoires et par compromis, rejoignant sa problématique de l’accord partiel développée dans sa théorie du choix social. Finalement, il avance l’idée que le point de départ de la discussion en économie et en éthique doit être le social, le contextuel et l’empirique (Fine, 2004, p. 160). Il s’oppose ainsi à la démarche habituelle en théorie du choix social qualifiée au contraire d’individualiste, de formaliste et d’a priori.
En se fondant sur Tony Lawson (2005), Martins distingue encore l’ontologie scientifique et l’ontologie philosophique. La première s’intéresse plus particulièrement aux entités postulées dans les théories scientifiques ; la seconde s’intéresse aux propriétés des entités à un niveau philosophique ou plus général. Aussi, la contribution de Sen correspond plutôt à de l’ontologie scientifique et peut ainsi être qualifiée de travail philosophique préparatoire (de la science).
C’est par exemple le cas lorsqu’il propose en 1973 son critère d’équité, bien qu’il soit « faible » et donc moins précis que le maximin quant aux compensations à réaliser. C’est en outre un critère qui émerge alors que Sen se situe encore dans un cadre welfariste, mais on peut supposer qu’il s’applique avec d’autant plus de pertinence à l’approche par les capabilités, comme Sen (1997b, pp. 209-218) le laisse penser. Cela signifierait alors que si une personne i a un niveau de capabilité plus faible qu’une personne j pour chaque niveau de revenu individuel, alors en répartissant la totalité d’un revenu donné entre les n individus incluant i et j, la solution optimale doit donner à i un niveau de revenu plus élevé qu’à j. L'approche par les capabilités va bien sûr au-delà de ce simple critère, puisque les choix collectifs doivent concerner d’autres éléments que les seuls revenus.
Lawson (1997), initiateur du réalisme critique en économie, met l’accent sur la pauvreté inhérente du projet scientifique de l’économie dominante, c’est-à-dire de sa vision du monde, de ses méthodes et de ses rites. Le monde social étant différent du monde physique, les méthodes « dures » fondées sur l’expérimentation, les régularités ou l’agrégation sont vaines lorsqu’on veut les appliquer à un monde où règne la complexité et l’émergence. Le réalisme est donc plus complexe à penser puisque la réalité dépend en partie de nos choix. Son programme de recherche exige un pluralisme méthodologique, afin de mieux saisir les liens entre structures sociales et actions individuelles.
Martins (2006) insiste également sur le projet commun à Sen et au courant du réalisme critique de clarifier les concepts et les hypothèses latentes de la théorie économique.