Compétitions lexicales et effet de fréquence

La plupart des modèles psycholinguistiques de perception de la parole décrivent la reconnaissance des mots parlés comme le résultat de nombreuses compétitions entre tous les candidats potentiellement activés. Dans TRACE (Mc Clelland & Elman, 1986) par exemple, ces compétitions peuvent avoir lieu au niveau des traits acoustiques mais il existe également des compétitions phonologiques et lexicales. Le modèle TRACE postule un système d’activations et d’inhibitions à l’intérieur d’un réseau entièrement interconnecté qui permettraient de renforcer l’activation de l’item correspondant le mieux à l’entrée sensorielle. Le modèle ShortList de Norris (1994) propose l’accès au lexique en deux étapes, tout d’abord, la recherche d’une « short list » de candidats compatibles avec l’entrée sensorielle (semblable à Cohorte) et dans un second temps des compétitions lexicales entre ces différents candidats pour accéder à la reconnaissance. Même si ces modèles diffèrent de par leur conception et leurs mécanismes, la plupart d’entre eux intègrent les effets de fréquence d’occurrence dans la langue et prédisent un avantage des mots fréquents pour la reconnaissance. L’effet de fréquence est un effet psycholinguistique très stable, largement décrit dans la littérature. Les travaux de Taft & Hambly (1986) par exemple, ont montré que pour des mots appariés selon leur point d’unicité 15 , les mots de haute fréquence étaient traités plus rapidement que les mots de basse fréquence. Ces travaux ont été pris en compte pour améliorer le modèle de la Cohorte de Marslen-Wilson & Welsh (1978) qui, dans sa version II (Marslen-Wilson, 1987 ; 1990), proposait la notion de seuil d’activation des items lexicaux en compétition dans le lexique. Le modèle Cohorte II prévoyait que les items les plus fréquents aient les seuils d’activation les plus bas pour rendre compte de leur traitement et de leur reconnaissance plus rapides.

Pour la suite de nos travaux, nous nous sommes basés sur la robustesse de l’effet de fréquence lors de l’activation lexicale pour prédire une influence de la fréquence des mots du bruit de fond sur la restitution des mots cibles. Les résultats de l’expérience 3 nous suggèrent une activation irrépressible des mots du bruit de fond dans notre paradigme d'identification de mot cible présenté en même temps qu'un bruit de cocktail party à 4 voix, bien que la tâche des participants soit de focaliser leur attention sur l’item cible et « d’ignorer » le bruit concurrent. Nous avons testé l’hypothèse de cette activation lexicale en manipulant les fréquences des mots du bruit de fond.

Les expériences 4a et 4b ont montré une sensibilité des auditeurs normo-lecteurs à la fréquence d’occurrence des mots du bruit de fond. En effet, les pseudomots cibles étaient mieux restitués dans les cocktails à 4 voix et 6 voix constitués de mots peu fréquents que de mots fréquents. Nous n’avons pas observé cet effet de fréquence des mots du bruit de fond lorsque les cibles étaient des mots. Nos résultats semblent indiquer que lors des recherches lexicales de pseudomots (c'est-à-dire d’items absents du lexique), les auditeurs étaient plus influencés par les mots du bruit de fond même s’ils étaient censés faire abstraction de ce dernier. Il semblerait donc que lors de la restitution de pseudomots, les mots du bruit de fond aient plus d’influence sur les recherches lexicales que lors de la restitution de mots. Cet effet pourrait provenir du fait que la restitution de pseudomots dans le bruit est une tâche plus complexe que la restitution de vrais mots. Devant cette difficulté cognitive, le système lexical serait plus « perméable » aux informations du bruit de fond. Dans une conception purement psycholinguistique de cet effet de fréquence, les compétitions lexicales seraient initiées à partir du pseudomot cible ainsi qu’à partir des mots perçus dans le bruit de fond. La recherche du pseudomot dans le lexique n’aboutissant à aucune référence stockée, les mots du bruit de fond pourraient émerger du fait qu’ils correspondent, eux, à des références stockées.

D’autre part, si l’on s’appuie sur l’hypothèse des seuils d’activation différents des mots du lexique en fonction de leur fréquence, on peut penser que les mots peu fréquents du bruit de fond aient été moins activés et aient, par conséquent, été de moins bons compétiteurs durant l'identification de l'item cible. Cela expliquerait les performances de restitution plus élevées pour le cocktail de mots peu fréquents. À l’inverse, dans le cas des cocktails de mots fréquents, il serait possible que ces derniers aient été plus activés et soient entrés sérieusement en compétition avec l’item cible, gênant sa restitution.

Une étude de Dupoux, Kouider & Mehler (2003) s’est intéressée à l’activation lexicale de mots hors du champ de l’attention sélective dans une situation de perception de parole dans le bruit. Pour cela, les auteurs ont utilisé un paradigme d’amorçage dichotique avec une tâche de décision lexicale. L’amorce était présentée dans une oreille et la cible dans l’autre. L’amorce pouvait être saillante (dans le silence) ou peu saillante c’est à dire incluse dans une phrase porteuse ou dans un brouhaha de parole. En condition contrôle, les auteurs présentaient l’amorce et la cible en condition monaurale (amorce et cible dans le même canal). Les résultats montrent un effet d’amorçage de répétition uniquement si l’amorce était saillante c'est-à-dire présentée dans le silence. Les auteurs concluent que le traitement de l’amorce ne se fait qu’à un niveau sensoriel car dès que l’amorce est présentée dans du bruit, aucun effet d’amorçage n’est observé ce qui signifie que l’amorce n’a pas été activée. Cependant, la condition contrôle présente un effet d’amorçage. En condition monaurale, les expérimentateurs ont observé un effet d’amorçage significatif de la cible de 44 ms lorsque l’amorce est présentée dans le brouhaha de parole. Cet effet d’amorçage indique que l’amorce, incluse dans le brouhaha de parole, a été traitée à un niveau lexical alors que la tâche demandée était de focaliser l’attention sur la cible afin d’effectuer la tâche de décision lexicale. Ces résultats renforcent l’hypothèse que nous avons soulevée en discutant les résultats que nous avons obtenus dans la tâche de perception de parole dans la parole. Il serait possible que les mots du bruit de fond soient activés lors du traitement d’un item cible alors même que la consigne est d’ignorer ce bruit de fond.

Ces explications sont bien entendu hypothétiques et mériteraient d’être soutenues par d’autres résultats allant dans le même sens et obtenus en testant d’autres effets psycholinguistiques connus comme par exemple l’effet du nombre de voisins phonologiques des mots du bruit de fond.

Nous allons à présent discuter les performances de restitution obtenues par les participants dyslexiques.

Notes
15.

Le point d’unicité ou point d’identification du mot correspond au moment de la réalisation acoustique du mot où celui-ci va être correctement identifié. Par exemple, pour l’item « cigarette », le point d’unicité se réalise à l’entrée dans le système du phonème /ɛ/ car à partir de ce point, aucune référence lexicale stockée en mémoire autre que « cigarette » ne correspond à cet enchaînement phonologique.