Conclusions et perspectives

Dans cette thèse, nous avons essayé de mieux comprendre le traitement cognitif de la parole dégradée. Nous nous sommes appuyés sur des mesures comportementales d’intelligibilité et des mesures neurophysiologiques du système auditif pour tenter de décrire les mécanismes permettant de reconstruire de la parole dégradée et de comprendre le message parlé. D’une part nous avons étudié la parole inversée temporellement et d’autre part la parole dans la parole. Les résultats montrent une capacité cognitive à restaurer le signal dégradé. Cette capacité de restauration dépend de paramètres externes au système cognitif, comme le niveau d’altération du signal d’origine, mais également de paramètres internes, propres à chaque individu, tels la capacité d’activation des mécanismes lexicaux, et peut être la latéralisation hémisphérique.

Les différentes expériences que nous avons menées nous ont permis de mettre en évidence l’effet de paramètres psycholinguistiques pendant le processus de compréhension de la parole dégradée. Les caractéristiques psycholinguistiques des mots à restituer, certainement en relation avec leur organisation hiérarchique dans le lexique mental, conditionnent leur compréhension en situation de perception difficile. D’autre part, en situation de perception de la parole dans la parole, les caractéristiques psycholinguistiques du contenu lexical du bruit concurrent influencent également la compréhension.

Une perspective intéressante de ces travaux concerne l’effet d’activation des mots du bruit parolier concurrent lors du traitement du mot cible. Cet effet montre que des activations lexicales sont possibles en dehors du champ de l’attention sélective qui est focalisée sur la voix cible. Cependant nos données ne permettent pas de dire si l’effet observé était du à un saut de l’attention vers la conversation concurrente ou à un traitement « en parallèle » des deux flux d’information. Il se pourrait que le traitement en parallèle soit possible comme le montrent les résultats de Dupoux, et al., (2002) qui montrent un effet d’amorçage sémantique en conditions monorales. Le paradigme de la parole dans la parole pourrait permettre de tester les compétitions lexicales durant la compréhension de mots d’une façon directe et de manipuler aisément les caractéristiques de la cible et celles des mots concurrents.

Nos travaux ont montré un lien entre les capacités de restauration de la parole dégradée et les caractéristiques physiologiques du système auditif. Nous avons observé des corrélations entre la latéralisation du système efférent de nos participants normo-lecteurs et leurs capacités à restituer un signal de parole dégradé. Ces résultats sont en faveur de l’hypothèse d’un lien entre asymétrie cérébrale et performances langagières. Cette hypothèse est renforcée par le fait que chez les participants dyslexiques, les capacités de restitution de parole dégradée étaient plus basses et associées à un système efférent symétrique.

Cependant, la réalité d’un lien entre asymétrie corticale et compréhension de la parole dégradée pourrait probablement être mise en évidence grâce à une étude en IRM fonctionnelle qui permettrait d’identifier les aires cérébrales (incluant les aires auditives) activées pendant le traitement de la parole dégradée, et d’évaluer si les performances langagières sont significativement corrélées avec l’asymétrie des activations cérébrales. De tels résultats permettraient de mettre en évidence un lien entre l’organisation cortico-cérébrale chez un individu donné et ses capacités à comprendre de la parole dégradée.

D’autre part, il serait intéressant d’explorer s’il existe des différences interindividuelles anatomiques entre les différents participants à nos études. En effet, il pourrait être possible de mettre en relation les différences fonctionnelles que nous avons observées (capacité à comprendre de la parole dégradée) avec des différences anatomiques, notamment au niveau des cortex auditifs des participants. Les travaux de Golestani, Molko, Dehaene, LeBihan & Pallier, (2007) ont montré l’existence d’une variabilité interindividuelle des capacités de participants français à distinguer le contraste entre les consonnes dentales et rétroflexes du Hindi. Ils ont également mesuré les volumes des gyri de Heschl droit et gauche des participants. Ces structures contiennent les cortex auditif. Les auteurs ont observé que les participants les moins performants pour distinguer les syllabes hindi présentaient en moyenne des cortex auditifs gauches moins volumineux que les participants ayant eu plus de facilité pour distinguer les syllabes. La différence anatomique observée concernait les volumes de matière blanche des cortex auditifs qui reflète la quantité de myéline des fibres du cortex. Cette différence de quantité de myéline peut être interprétée comme une plus grande quantité de fibres du cortex auditif ou une plus grande efficacité de transmission nerveuse dans cette structure corticale. Les auteurs concluaient à l’existence d’un lien entre la taille des cortex auditifs et les capacités à discriminer des contrastes consonantiques associés à des transitions acoustiques rapides.

Nos résultats ayant montré que les voies auditives descendantes étaient asymétriques chez les participants les plus performants pour comprendre de la parole dégradée, il se pourrait que la taille des cortex auditifs soit également asymétrique chez ces mêmes participants. On pourrait alors émettre l’hypothèse que les cortex auditifs gauches seraient plus volumineux chez les participants possédant un système efférent latéralisé et donc chez les participants les plus aptes à percevoir de la parole dégradée.

Les données présentées dans cette thèse ouvrent de nouvelles perspectives quand à l’étude de la compréhension de la parole. En effet, la perception et la compréhension de la parole humaine mettent en jeux des mécanismes cognitifs complexes souvent étudiés séparément dans les travaux de la littérature. L’approche pluridisciplinaire des sciences cognitives permet d’étudier ces mécanismes du point de vue de plusieurs champs scientifiques. Dans ces travaux, nous avons tenté de mieux comprendre les mécanismes mis en jeu lors de la perception de la parole dégradée. La psycholinguistique nous a permis de mettre à jour l’intervention du lexique mental et des connaissances lexicales dans le processus de reconstruction. La majorité des modèles psycholinguistiques de la perception de la parole tente de rendre compte de la compréhension de la parole sans difficulté de perception. Or, comprendre la parole dans la vie de tous les jours, est un processus qui nécessite de surmonter les dégradations extérieures que peut subir le signal de parole. Les travaux présentés ici ont permis de montrer que le système cognitif est capable dans une certaine mesure de restaurer le signal dégradé pour comprendre le message verbal et que cette capacité de restauration est extrêmement variable d’un individu à l’autre. La neurophysiologie, et notamment l’étude du système auditif efférent, nous a permis d’émettre l’hypothèse d’un lien entre l’asymétrie des voies auditives (potentiellement liée à l’asymétrie hémisphérique des aires du langage) et les performances de reconstruction de la parole dégradée. L’étude des patients dyslexiques nous a appris qu’ils sont capables de restaurer de la parole dégradée malgré leur trouble langagier, et que leur absence d’asymétrie des voies auditives descendantes pourrait être liée à ces capacités réduites de restitution de la parole dégradée.

Au final, il apparaît que la compréhension de la parole est un phénomène robuste malgré la présence constante de dégradations extérieures. La plupart du temps, suivre une conversation en extérieur ne demande pas d’effort. Le système cognitif corrige le signal pour permettre de rétablir la compréhension. Parmi les question en suspend se posent celle de l’origine des inégalités entre individus pour comprendre de la parole dégradée et notamment celle de la localisation des structures impliquées dans les processus de compensation.