IV. Conclusion

Il est fort probable que la réhabilitation auditive par l’implant cochléaire demande une adaptation du fonctionnement des voies auditives tant au niveau du codage de la fréquence que de la vitesse de transmission de l’information auditive. La dispersion spatiale autour des électrodes affecte la perception de la tonie et peut empêcher par conséquent une réorganisation des cartes tonotopiques identique à celle des normo-entendants ou des malentendants porteurs d’une aide auditive qui amplifie les sons. Le fait que le passage du son par le milieu liquidien et que la transduction cochléaire soient court-circuités, entraîne au niveau périphérique un décalage de l’information spectrale véhiculée le long des voies auditives. Cela induit aussi un raccourcissement des temps de transmission des sons qui est fonction de la distance qui sépare le faisceau d’électrodes du modiolus. Il se peut que le décalage du transfert de l’information fréquentielle induise également des modifications au niveau central s’il existe un codage de la fréquence par la vitesse de transmission comme le montrent chez les normo-entendants les études sur l’onde N1m (Roberts & Poeppel, 1996; Stufflebeam et coll., 1998; pour revue: Roberts et coll., 2000) et l’onde N1 (Rapin et coll., 1966; Jacobson et coll., 1992; Woods et coll., 1993a,d).

Les différents facteurs contribuant à ces modifications peuvent également interagir. En effet, une plus grande dispersion spatiale va stimuler des neurones plus centraux et donc générer des latences de PEEs plus courtes (Miller et coll., 2003). Par ailleurs, plus le faisceau d’électrodes est proche du modiolus, plus l’activité neurale est sélective (Frijns et coll., 1995), moins il y a d’interaction et de dispersion neurales (Cohen et coll., 2003 ; Hughes & Abbas, 2006) et plus la discrimination est facile (Cohen et coll., 2001 ; Hughes & Abbas, 2006). Plusieurs études montrent que les seuils psychophysiques et électrophysiologiques diminuent dans de telles circonstances (par exemple : Franck et coll., 2001 ; Shepherd et coll., 1993). Cette diminution de l’intensité nécessaire pour générer une réponse comportementale ou physiologique pourrait contribuer à réduire la dispersion spatiale autour des électrodes de stimulation, ce qui expliquerait pourquoi les fréquences sont moins bien discriminées chez les sujets ayant des seuils plus élevés (McDermott & McKay, 1994). La réciproque est également possible : l’intensité perçue pourrait être moins forte parce que la zone stimulée est moins importante (Clark et coll., 1988 ; Miller et coll., 1999 ; Pfingst et coll., 1979, 1995, 1997 ; Shannon, 1983 ; Smith & Finley, 1997). Tous ces paramètres liés à la stimulation sont donc étroitement intriqués et vont avoir des effets sur les réponses physiologiques et comportementales qui vont se recouper.

La surdité va aussi avoir un impact sur la dispersion spatiale et la vitesse de transmission de l’information auditive le long des voies auditives. La stimulation active des régions plus éloignées du site de stimulation si elle est générée par une électrode en regard de laquelle il reste peu de neurones, ce qui va allonger les latences. Une région de la cochlée où il y a plus de dégénérescence neurale, nécessitera aussi plus de courant pour que les fibres soient atteintes et excitées ce qui diminuera la sélectivité. Cela va également avoir un impact sur les latences comme le montre la Figure 58 du Chapitre 2. Cette Figure illustre l’exemple d’un sujet qui a eu une surdité longue et a besoin d’une intensité élevée sur les électrodes basales pour avoir une sensation confortable. Ces fortes intensités entraînent la génération d’ondes IIIe et Ve de même latence quelque soit le site de stimulation, probablement parce que le courant active les mêmes zones. Il est très possible que ce sujet aurait eu de grandes difficultés à discriminer les électrodes. D’ailleurs, il ne peut reconnaître que 48 % des phonèmes des listes de Lafon comme le montre la Table 1 de l’article « Effects of auditory pathway anatomy and deafness characteristics ? (1): On electrically evoked auditory brainstem responses » (Annexe 1). La surdité peut ainsi avoir un impact sur la faculté à discriminer les électrodes, que l’on a vu être liée à la dispersion spatiale. L'animal (le singe) arrive à mieux discriminer les électrodes en face desquelles il y a plus de survie neurale (Pfingst et coll., 1985). L’humain arrive plus facilement à discriminer les électrodes qui ont une dynamique large (Pfingst et coll., 1999), ce que l’on sait être relié à plus de survie neurale (Pfingst & Sutton, 1983 ; Pfingst et coll., 1985 ; Kawano et coll., 1998). La faculté à discriminer les électrodes est corrélée avec la durée de la surdité (Busby & Clark, 2000). Par ailleurs, Henry et coll. (1997) et Pfingst et coll. (1999) montrent que les électrodes sont plus facilement discriminées à l’apex qu’à la base du faisceau. Cela peut s’expliquer par le fait que les neurones codant pour les fréquences graves sont plus préservés en général (mais également par le fait que le faisceau peut être plus proche du modiolus à l’apex (Kawano et coll., 1998) !). Il est aussi possible que la faculté à discriminer les électrodes soit influencée par l’intégrité des voies auditives et du cortex (Heffner & Heffner, 1986) et le fait que les cartes tonotopiques corticales soient désorganisées par la surdité comme le montre notre étude (Chapitre 2). Les paramètres de la stimulation et la surdité peuvent donc avoir des effets comparables et intriqués sur l’organisation fonctionnelle des voies auditives. Une adaptation à l’utilisation de l’implant cochléaire, comme celle qui consiste à compenser les temps de transmission des différentes fréquences de manière à ce que le cortex auditif soit activé en même temps quel que soit le site de stimulation, est sans doute nécessaire et viendra s’ajouter à la plasticité de réhabilitation auditive que nous étudierons dans le Chapitre 4.