INTRODUCTION

Dans le cadre de la description et de l’interprétation des phénomènes linguistiques, les chercheurs se sont également intéressés à l’étude de la prosodie. Ce domaine, longtemps négligé, bénéficie depuis une quinzaine d’années d’une sorte d’autonomie par rapport à la phonétique et la phonologie et dispose de ses propres outils méthodologiques et théoriques. Néanmoins, l’impact qu’exerce la prosodie sur toutes les études qui se rapportent au langage et à la parole a fait que ce domaine s’est étendu à l’ensemble des disciplines de sciences du langage ainsi qu’aux domaines apparentés comme la psycholinguistique, la neurolinguistique et le traitement automatique des langues. La prosodie est devenue ‘‘ trop importante pour être confiée uniquement aux linguistes ’’ (Bolinger, 1951), et ses définitions divergent selon le domaine auquel elle s’applique. Le rythme, en tant que principe organisateur du discours, est souvent confondu avec la prosodie puisque tous les deux font référence à un ensemble de notions parmi lesquelles figurent l’accentuation, la proéminence, le groupement et la hiérarchie.

Se plaçant dans cette optique de recherche, nous proposons dans ce travail une étude prosodique qui se compose de deux volets principaux portant d’une part sur l'organisation rythmique dans sa dimension temporelle et d’autre part, sur l’organisation des structures syllabiques dans les parlers arabes.

Notre cadre théorique pour l’étude du rythme dans la parole s’inspire des travaux de recherche en typologie rythmique des langues, notamment les approches qui proposent des modèles de quantification comparant les structures rythmiques des différentes langues et permettant leur classification. La recherche empirique sur la typologie rythmique est une tradition née depuis 1940. Récemment cette recherche a bénéficié d’un regain d’intérêt. De nouvelles méthodes basées sur des approches phonétiques et statistiques ont permis la classification rythmique des langues. Les résultats de ces études ont permis une relecture de la classification traditionnelle selon la dichotomie : langues accentuelles (stress-timed languages) vs. langues syllabiques (syllable-timed language). Néanmoins, les travaux sur la variation rythmique s’inscrivant dans un cadre sociolinguistique standard sont rares et la plupart des recherches en prosodie n'ont pas systématiquement examiné la variation inter-dialectale. Dans ce travail centré sur les parlers arabes, nous mettons en évidence l’importance d’inclure des données sur la variation inter-dialectale afin d’assurer une base empirique solide aux travaux en typologie prosodique.

En ce qui concerne l’arabe, les aspects prosodiques intervenant dans l’organisation rythmique des différents dialectes sont nombreux et complexes. Un travail sur l’ensemble de ces aspects représente une tâche colossale dès lors qu’une étude comparative portant sur plusieurs variétés dialectales est envisagée. Pourtant, si l’on se focalise sur certains aspects uniquement, des études pertinentes comme celles de Ramus (1999) et de Grabe (2000, 2002) ont prouvé que des classes de rythme perçu sont accessibles de manière expérimentale. Nous avons donc restreint notre étude à celle de l’aspect temporel du rythme et de la syllabe en nous basant sur les approches quantifiant les propriétés phonologiques lesquelles caractérisent le rythme de la parole.

Les travaux de recherches antérieurs sur le rythme de l’arabe ont toujours catégorisés différents dialectes de cette langue comme appartenant à la même catégorie accentuelle par opposition à d’autres langues et/ou dialectes décrits comme syllabiques ou moraïques. À notre connaissance pourtant, peu d’études linguistiques portant sur plusieurs dialectes ont pris en considération les constituants prosodiques pour examiner leurs variations. Notre hypothèse est que les éléments prosodiques tels que le rythme et la syllabe sont des indices de discrimination dialectale pertinents.

Ce travail se compose de deux parties principales : la première présente un état de l’art et fournit le cadre théorique et méthodologique de notre travail et la seconde est consacrée à l’analyse expérimentale de la variation rythmique dans les dialectes arabes.

Etant donné que notre travail porte sur plusieurs variétés dialectales arabes, il nous a paru utile de présenter brièvement dans un premier chapitre la distribution géographique et la classification de ces parlers tout en exposant une synthèse des études inter-dialectales s’intéressant plus particulièrement aux domaines phonétiques et phonologiques. En effet, les variétés dialectales arabes depuis l'époque préislamique ont été décrites par les grammairiens anciens. Les études dialectologiques commencées à la fin du 19e siècle avec les publications des orientalistes comme Marçais (1902) ont souligné de grandes variations dans tous les aspects de la langue (phonologie, phonétique, morphologie, syntaxe et lexique). Par conséquent, il est utile de passer en revue certaines descriptions des caractéristiques phoniques et supra-segmentales relevées dans ces travaux pour comprendre les phénomènes linguistiques qui pourraient être à la base des variabilités inter-dialectales.

Cette première étape de notre travail est suivie par un chapitre consacré aux fondements théoriques et méthodologiques qui se rapportent à notre étude et porte donc sur la prosodie et ses constituants. Dans cette partie nous discutons la notion de prosodie en général et nous nous interrogeons plus particulièrement sur les constituants pertinents du rythme à la fois du point de vue de la production et de la perception.

Le dernier chapitre de cette partie est consacré à l’étude du rythme dans plusieurs domaines linguistiques. Cette revue se fonde sur le fait que le rythme est considéré comme paramètre pertinent pour l’établissement d’une typologie rythmique des langues du monde. Nous passons en revue les principales approches aussi bien en phonétique qu’en phonologie et nous consacrons une partie de ce chapitre à l’évolution des approches typologiques du rythme. Par ailleurs, les approches fondamentales ont fourni des informations permettant la modélisation de certains paramètres prosodiques et intégrant le rythme dans le domaine de l’identification automatique des langues.

La deuxième partie est une analyse expérimentale qui se compose d’un premier chapitre proposant une analyse acoustique des structures rythmiques des différents parlers arabes dans le cadre défini précédemment. Les parlers choisis appartiennent à deux zones géographiques différentes : la zone occidentale (i.e. Maghreb), représentée par des échantillons de parole en arabe marocain, algérien et tunisien et la zone orientale (Moyen-Orient), par des énoncés en arabe égyptien, libanais et jordanien. L’analyse acoustique que nous avons effectuée montre une variation rythmique entre ces dialectes et permet de relier cette variation aux différentes propriétés phonologiques caractérisant chacun de ces dialectes.

Les résultats ainsi obtenus nous ont conduit à avancer l’hypothèse selon laquelle la variabilité dialectale arabe repose également sur l’organisation des différents types syllabiques, laquelle variable dans chacun des dialectes étudiés. Ainsi, le cinquième chapitre de cette étude est consacré à l’évaluation du pouvoir discriminant de la structure syllabique en présentant une étude typologique préliminaire des différents types de syllabes sur un échantillon des dialectes.

Enfin, ce travail s’achève par une discussion générale de nos résultats et une présentation de quelques résultats préliminaires obtenus par le biais d’expériences d’identification automatique des dialectes arabes par zones géographiques principales en se basant sur le paramètre du rythme et de la syllabe.