Classification et Typologie des parlers arabes

Histoire d’une typologie dialectale

Pour les raisons théologiques que l’on sait, les grammairiens arabes ont décrit une structure de langue relativement homogène, plus ou moins conservatrice vis à vis de l’Arabe Classique mais enrichie de variantes dialectales dans la prononciation et le vocabulaire (Rabin, 1951). Les traités de ces grammairiens 2 fournissent d’abondantes descriptions relatives aux variantes phonétiques propres aux parlers des différentes tribus vivant sur la péninsule Arabique avant les conquêtes musulmanes. D’après ces descriptions, les dialectes anciens semblent avoir présenté des divergences essentielles. Outre les relevés lexicaux, ces ouvrages nous informent également sur les cas, fréquents, d’alternation allophoniques et allomorphiques. Notons également l’existence de quelques remarques relevant du domaine de la prosodie, comme par exemple, le débit rapide qui distingue certains parlers irakiens (i.e.[ælfuratiyyæ]) ou le débit lent caractérisant le parler de la tribu ‘Qays’ en Arabie (i.e. [Ɂttæðˁaƺƺuʕ]) 3 . Bien que l’objectif de ces descriptions était avant tout de garantir et préserver l’homogénéité de la langue en bannissant tout particularisme dialectal qui pourrait porter atteinte à cette homogénéité, la mention de ces traits apporte un éclairage intéressant quant aux formes de la diversité dialectale de l’époque.

Il est également intéressant d’observer que la classification des parlers arabiques en termes géographique et ethnique est une thématique ancienne déjà abordée par les Grammairiens anciens dans leurs ouvrages. La notion de diglossie y transparaît également dans la mesure où l’on y décrit la coexistence de deux types d'arabe : un arabe dit ‘pur’ et un arabe considéré comme ‘moins pur’. Les locuteurs d’arabe ‘pur’ se faisant appeler les ‘vrais arabes’ (i.e. [al-ʕarab alʕaːriba]), s’avèrent être les descendants de la grande tribu des [qaћtˁaːn] originaires du Sud de la péninsule. Ces populations, bédouines, sont considérées comme ayant une prononciation « pure » de l'arabe. A l’inverse, les populations s’exprimant dans cet arabe moins ‘pur’ sont appelées [al-ʕarab al-mustaʕriba] (i.e. arabisés). Elles regroupent les citadins descendants de la grande tribu des Adnan 4  ; leur parler présentant des traits novateurs.

L’histoire des parlers arabes nous renseigne sur les dialectes d’aujourd'hui. En effet, les descriptions dialectologiques traditionnelles se sont toujours basées sur des critères diachroniques pour établir une classification des parlers arabes modernes. Néanmoins, linguistes et dialectologues proposent des hypothèses différentes sur l’origine de ces dialectes. Pour certains, la diversité dialectale actuelle découle d’un état ancien : le mélange des populations aux temps des conquêtes n'a pas pu être sans effet sur les dialectes parlés à l’époque par les différentes tribus arabes, et, par conséquent sur les populations arabophones actuelles (Crystal, 1995). D’autres postulent une origine commune. Selon cette hypothèse, les différents parlers arabes procèderaient d'un ‘ancêtre’ dialectal unique et commun. L’existence, dans les dialectes modernes, de traits provenant directement des parlers arabes anciens a incité certains dialectologues comme D. Cohen (1962), à avancer l’hypothèse d’une koiné poético-coranique, laquelle ne serait pas issue du contact entre plusieurs formes dialectales, mais qui se serait développée à partir d’un parler d’Arabie centrale ou orientale. Selon cette hypothèse, le texte coranique – et donc l’arabe classique – serait écrit en [ħiʒaːzien] (i.e. parler de la Mecque) c'est-à-dire dans le dialecte de la tribu des Qoraych, à laquelle appartenait le prophète Mahomet.

La position de Ferguson (1959) s’avère plus scientifique, l’auteur s'appuie sur quatorze critères phonétiques et lexicaux 5 avant de poser pour origine des dialectes arabes, la forme linguistique vernaculaire parlée dans les camps militaires d'Irak au temps des premières conquêtes musulmanes. Selon lui, le contact des différents parlers en usage sur ce territoire aurait mené à l'émergence d'une langue commune. Plusieurs sources soutiennent l’hypothèse selon laquelle les dialectes arabes anciens auraient donné naissance à une koinè littéraire préclassique et classique, qui à son tour a donné naissance aux dialectes arabes modernes (Birkeland, 1952 ; Ferguson, 1959 ; Fück, 1959). Embarki (2007) reprend cette hypothèse : « ‘ A l’observer de plus près, on aurait pour la chaîne d’évolution de la langue arabe, deux extrema mobiles et un milieu fixe. Les deux extrema mobiles, car caractérisés par une totale mutation de système, sont dans ce cas de figure les dialectes anciens qui donnent naissance à la koinè préclassique, et la koinè classique qui donne naissance aux dialectes arabes modernes. Le milieu est fixe car caractérisé par une simple itération de système, de la koinè littéraire préclassique à la koinè classique » ’(Embarki, 2007, à paraître).

Blau (1985) en revanche, ne croit pas à une forme linguistique commune. Les conquêtes, les camps militaires et les mouvements migratoires ont, selon lui, uniquement influencé certains dialectes arabes anciens, et non l’ensemble de ces parlers, les formes vernaculaires anciennes ne peuvent donc pas provenir d’une langue commune. D’ailleurs, comme le souligne Rabin (1955), l’arabe classique est devenu une langue exclusivement écrite qu’à partir de la fin du règne des Omeyyades 6 au 8ème siècle de notre ère, jusqu’alors cette langue était également parlée en un point du domaine. L’arabe classique serait donc au départ un dialecte promu au rang de langue en raison de ses liens avec la religion.

Du point de vue diachronique, postuler une origine simple pour la diversité des parlers qui se partagent aujourd'hui le domaine arabe est une entreprise complexe. En revanche, il semble plus cohérent de penser que la co-évolution sur le terrain – et sur de longues périodes temporelles – de l’Arabe Classique, des dialectes anciens, de substrats divers d’origine sémitique ou non et des adstrats turcs et/ou indo-européens a mené à des évolutions convergentes ou divergentes lesquelles correspondent aux parlers actuels, ou à ce que Kallas (1999) considère comme des formes ‘néo-arabes’. Rappelons en effet que dans tout le Proche-Orient asiatique, les parlers anciens se sont heurtés à des langues ou à des dialectes sémitiques (Poliak, 1938) ; en Égypte, et dans les régions de l’Afrique septentrionale, les parlers arabes se sont trouvés en contact avec d'autres langues afroasiatiques, comme le copte et le berbère. Ces différentes situations de contact linguistique ont naturellement mené à des résultats linguistiques très différents, chacun des dialectes national ayant évolué à sa manière au contact de ces diverses influences.

Les études dialectologiques traditionnelles tentent d’expliquer les similarités partagées par les différents parlers, soit en postulant une origine commune, soit en invoquant un processus d’homogénéisation postérieure. Néanmoins, les dialectes arabes attestent également de nombreux points de divergence lesquels peuvent être relevés sur l'ensemble du domaine. Cet état de fait incite les chercheurs à classer les parlers en se basant d’une part sur des faits géographiques et d’autre part sur des faits sociolinguistiques.

Notes
2.

La plupart des traités rédigés par les Grammairiens anciens s’intéressent aux ‘lahħn al ʕaːmma’ c'est-à-dire aux ‘erreurs du peuple’. Ces ouvrages mentionnent les particularités linguistiques des différents parlers arabes anciens (Abou Hasan Ali Al-Kisa’i (mort en 806) ; Abou-Obayda (824); Othmane Bakr Ibn Mohammed Al-Maazini (862); Abou Hatem Al-Sijistani (868)). On trouve également dans le célèbre ouvrage de Ibn Madhour (1232-1311) intitulé ‘Lisaan al-Arab’ (« La langue des Arabes » une description fine de ces particularités dialectales.

3.

Traduction personnelle de l’arabe, d’après la description de Ibrahim Assamirra’i (1994) ‘Allahajāt Al-arabiyya Al-qadīma’‘les dialectes arabes anciens’.

4.

Notons que la tribu dont le prophète Mahomet est originaire : Qoraysh, est une extension des Adnan, ainsi les musulmans considèrent que l’un des miracles de l’islam est le choix d’un prophète appartenant à une tribu linguistiquement moins ‘prestigieuse’. Ce choix ayant été fait pour favoriser l’unification des différentes tribus et réduire les conflits entre elles. Il apparaît ainsi que la langue la plus pure est, pour des raisons théologiques évidentes, attribuée au parler de Qoraysh.

5.

Les critères de Ferguson ont été sujets à de nombreuses critiques (Cohen, 1970 ; Barkat, 2000 pour une revue détaillée).

6.

Les Omeyyades est une dynastie de califes sunnites qui gouvernèrent le monde musulman de 661 à 750. Les Omeyyades furent ensuite détrônés par les Abbassides, qui fondèrent leur propre dynastie. Presque tous les membres de la famille furent massacrés, mais le prince 'Abd al-Rahmān Ier réussit à s'enfuir, à gagner l'Espagne et à y établir une nouvelle dynastie à Cordoue.