La syllabe comme unité psycho-cognitive

Dans la littérature, la syllabe apparaît comme une réalité psycholinguistique, impliquée dans la perception, dans la recherche des représentations mentales du langage et dans son acquisition.

Pour Jakobson (1969), l’enfant entre dans le langage par la syllabe, à partir du moment où il associe ces deux gestes minimaux consonne et voyelle (ou attaque et noyau). Cette séquence qui repose sur une structure CV, correspond à la syllabe présente dans toutes les langues du monde.

Pour Clements et Keyser (1983), la syllabe est présente dans la représentation lexicale du mot et permet ainsi de faciliter l’apprentissage des mots nouveaux. Bien avant, Hockett (1955) et Haugen (1956) constate que les mots ne répondent pas en effet à des regroupement aléatoires de sons mais à des schèmes segmentaux récurrents et réguliers : les syllabes dans une langue donnée.

En perception, la syllabe est plus problématique et malgré la multitude de travaux effectués de ce domaine, le débat concernant le rôle exact des syllabes dans la perception du langage et la reconnaissance des mots reste ouvert. En français, la syllabe semble être une unité très intuitive pour la segmentation de la parole (Mehler, 1981) ; ce qui n’est pas le cas en anglais (Cutler et Norris, 1988) et parfois, même en français, la pertinence de la syllabe reste floue.

En 1986, Norris et Cutler envisagent la syllabe soit comme une unité de segmentation soit comme unité de classification. Ils montrent qu’en anglais, les attaques des syllabes fortes constituent des points d’alignement pour les processus de recherche lexicale sans que le signal soit catégorisé en unités syllabiques. A l’inverse, en français, et comme dans beaucoup de langues romanes, la syllabe constitue l’élément de base pour la classification dans la compréhension de la parole et l’accès au lexique (Mehler, 1981 ; Mehler et al., 1990 ; Segui, 1984 ; Segui et al., 1990).

Les expériences menées par Mehler (1981) ont montré par exemple qu’une cible est plus rapidement détectée dans un stimulus lorsqu’elle coïncide avec la syllabe initiale de ce dernier (‘pa’ dans palace et ‘pal’ dans palmier) que dans le cas contraire (pal dans palace et pa dans palmier), ce qui prouve la réalité cognitive de la syllabe. Banel et Bacri (1997) ont montré que la durée de la syllabe constitue un indice de segmentation lexicale pour les francophones. Pareillement, Mattys et Jusczyk (2001) ont suggéré que la syllabe fonctionne comme fenêtre temporelle à l’intérieur de laquelle les traits phonétiques sont identifiés. La syllabe serait donc une unité temporelle élémentaire de décodage

Des travaux récents portant sur la reconstruction cognitive de la parole, ont montré la pertinence de la syllabe pour la compréhension du message parlé dégradé : la syllabe est restituée à 60% par les locuteurs lorsqu’elle est détériorée par inversion temporelle du signal et placée en contexte phrastique (Grataloup, 2004). Ces résultats semblent indiquer une fois encore la pertinence de cette unité pour la compréhension de la parole en français.

Les travaux présentant la syllabe comme une unité qui permet l’accès au lexique ont été discutés aussi par Cutler et al. (1988, 1997) qui avec le même matériel ne réplique pas l’effet syllabique de Mehler (1981) chez des sujets anglais et néerlandais. D’autre part, l’effet syllabique n’est pas reproduit lorsque des locuteurs français doivent détecter des cibles similaires à celles de Mehler et al. (1981) dans des non-mots français (Frauenfelder et Content, 1999).

Ces travaux remettent en question l’universalité de la syllabe en tant qu’unité prélexicale. Une autre difficulté que rencontre cette hypothèse est le fait que l’accès au lexique semble être un processus continu. Les travaux de Marslen-Wilson (1987) montrent que l’accès au lexique mental commence dès les premiers sons d’un mot. La rapidité avec laquelle nous reconnaissons les mots parlés n’est pas compatible avec l’hypothèse selon laquelle l’accès au lexique attendrait la fin de la première syllabe. Les études de Marslen-Wilson et Warren (1994) montrent que l’activation des représentations lexicales est ralentie lorsqu’on applique une altération sub-phonémique aux mots. Pour ces auteurs, les représentations prélexicales sont organisées plutôt en termes de traits phonologiques.

Cependant, la segmentation de la parole est plus qu’une compétition lexicale. La parole a un caractère continu et elle manque d’indices de frontière de mots précis, pourtant il en existe (harmonie des voyelles, propriétés rythmiques…) et l’auditeur semble y être très sensible (Norris et Cutler, 1986).

Un grand nombre de travaux suggèrent que l’auditeur utilise le rythme de sa langue pour segmenter la parole. Les indices indiquent les sites probables de frontières de mots et influencent les processus de compétition lexicale en avantageant les candidats alignés avec une frontière de mot probable : c’est la contrainte de mot possible. Les indices sont spécifiques à chaque langue du fait que les règles phonotactiques varient d’une langue à l’autre.

La syllabe jouerait donc un rôle spécifique dans chaque langue. En français, elle aiderait la segmentation de la parole lors de l’accès au lexique (Cutler et al., 2001). Compte tenu de son rôle dans la structure rythmique de cette langue. Dans d’autres langues pour lesquelles le rythme n’est pas fondé sur la syllabe, celle-ci ne semble pas intervenir dans la segmentation lexicale. C’est le cas de l’anglais et du néerlandais qui sont deux langues dont le rythme est fondé sur l’accent. Ce point de vue explique pourquoi les locuteurs de langues différentes segmentent les langues non natives de manière différente. Les locuteurs français segmentent l’anglais syllabiquement alors que les locuteurs anglais ne segmentent ni l’anglais ni le français syllabiquement. La théorie selon laquelle la syllabe est l’unité de perception universelle ne peut cohabiter avec cette variabilité inter-linguistique.

Enfin, la syllabe ne saurait être une unité de perception universelle car, si elle apparaît très clairement dans certaines langues comme le français, elle n’est pas compatible avec la structure phonologique de toutes les langues du monde. Dans certaines langues, l’ambisyllabicité existe. Ainsi, une consonne peut appartenir à la fois à la syllabe précédente et à la syllabe suivante. Ce type de langue n’est pas conforme à un modèle d’accès lexical fondé sur une classification en syllabes. Treiman et Danis (1988) ont montré qu’il n’existe pas de consensus sur la syllabification de l’anglais chez les anglophones.