La syllabe à travers les théories phonologiques

Une des approches linéaires la plus citée est celle de Chomsky et Halle (1968) dans ‘The Sound Pattern of English’ (SPE). La notion de syllabe n’apparaît pas dans la théorie, et même si certains tenants de ce courant ont rajouté de nouveaux traits distinctifs au répertoire comme le trait [± syllabique] remplaçant le trait [± vocalique], la syllabe est toujours réduite à une propriété intrinsèque du segment comme les autres traits distinctifs.

L’approche générativiste a été longtemps critiquée par les linguistes (Halle et Vergnaud, 1980 ; Clements et Keyser, 1983 ; Selkirk, 1982 ; J. Kaye et Lowenstamm, 1984 ; Goldsmith, 1990 ; etc.). Ces critiques sont motivées par une prise de conscience de l’inadaptation de cette théorie pour la description de certains phénomènes complexes rencontrés dans les langues humaines. Prenons l’exemple des séquences consonantiques permises ou non en fonction de leurs positions dans la syllabe. Par exemple, la séquence /rt/ en français est impossible en initiale de syllabe mais possible si les deux consonnes appartiennent à des syllabes différentes. En anglais on peut citer le phénomène de l’aspiration qui concerne les occlusives sourdes placées en initiale de syllabe accentuée mais pas dans d’autres positions (Labrune, 2005). La syllabe est une unité capitale dans les jeux de langue fondés essentiellement sur l’organisation syllabique. On la retrouve dans les constructions du verlan formés à partir du français, qui consiste à la base en une inversion des syllabes, d’où son nom « verlan » soit ‘l’envers’ (par exemple ; Béton → tomber). La « langue de feu » est un autre type de jeu de langue, où il s’agit d’insérer après chaque groupe, en l’occurrence de syllabes, une syllabe [fV] dont la voyelle est une copie de la voyelle précédente. Ce type de jeu est répandu dans la plupart des familles de langues comme l’allemand et le portugais brésilien (Voir Tifrit, 2005 pour une revue).

La présence d’un niveau syllabique intermédiaire entre le segment et l’unité lexicale permet d’expliquer d’autres phénomènes dans d’autres types de langues. L’accent que nous aborderons dans la section qui suit et le ton constituent l’une des meilleures illustrations du rôle joué par la syllabe, au point qu’ils ne peuvent s’analyser en dehors d’elle (Labrune, 2005).

Des spécialistes de la tonologie (Creissels, 1994 ; Creissels et al. 2001 ; Hyman, 2005) recommandent l’intégration de la syllabe dans la détermination des propriétés d’un système tonal d’une langue puisque la distribution des tons se fait entre autres, en fonction de la structure syllabique. Creissels (1994) souligne que l’apparition des tons modulés dans certaines langues africaines, notamment dans les langues où les tons modulés sont réservés aux syllabes lourdes. Selon l’auteur, les tons ne seraient plus associés directement aux segments, mais à l’ensemble des positions segmentales dominées par le noeud rime, qu’ils soient réalisés comme consonne ou voyelle 20 . Hyman (2005) propose pour l’étude de la tonologie Kuki-chin (un sous-groupe des langues tibéto-birmanes) de déterminer les distributions tonales par structures syllabiques : CVV, CVD, CVVD, CVT, CVVT (avec D=sonante ; T=occlusive).

L’unité accentuable est dans l’immense majorité des langues la syllabe, ou bien une unité plus petite définie par référence à elle. Dans une langue dite à accent libre (anglais, russe, etc.), il y a autant de possibilités de placement de l’accent qu’il y a de syllabes. Dans les langues à accent fixe, comme le latin ou l’arabe, l’application des lois régulant la place de l’accent suppose le décompte préalable des syllabes. Ainsi, il existe de nombreux phénomènes qui ne peuvent s’expliquer que dans le cadre fonctionnel de la syllabe.

Pour l’étude de l’arabe, plusieurs linguistes ont souligné l’importance de la syllabe. Benhallam (1980) a abordé des problématiques de la structure de la syllabe et l'interaction entre phonologie et morphologie dans le cadre de la phonologie générative de Chomsky et de Halle (1968). Il propose d’analyser les systèmes consonantiques de l’arabe marocain et de l'arabe standard et l'effet de certaines règles phonologiques sur la structure de syllabe en démontrant que l'épenthèse de schwa dans l’arabe marocain et d'autres aspects de la phonologie de l’arabe standard, telle que l’alternance voyelle/glide, peut mieux être décrite dans une théorie qui se sert de la syllabe comme unité d’analyse.

Nombreux sont les auteurs qui ont remis en cause une conception purement linéaire des représentations phonologiques sous-jacentes des constituants prosodiques pour proposer des théories non-linéaires ou multi-linéaires. Les tenants de ce courant théorique ont eu recours à des structures hiérarchiques comme la syllabe (cf. Goldsmith, 1990) ou le pied (Pulleyblank, 1994, Liberman et Prince, 1977, McCarthy 1979, Halle et Vergnaud, 1980, Clements et Keyser, 1983, Selkirk, 1982, J. Kaye et lowenstamm, 1984). Les sous-théories les plus connues sont :

Ainsi, l’émergence de la phonologie plurilinéaire a reconsidéré le statut de la syllabe dont les modèles s’attachent principalement à sa description, à sa formalisation et à son regroupement en constituants (i.e. mores) dans les diverses langues, en mettant particulièrement en exergue la notion de hiérarchie. L’un des premiers modèles à représenter la syllabe comme structure hiérarchique est celui proposé par Kahn (1976).

Figure 4. Représentation autosegmentale de [ætləs] ‘atlas’ et de [poni] ‘poni’ selon Kahn (1976, cité par Rousse,t 2004)
Figure 4. Représentation autosegmentale de [ætləs] ‘atlas’ et de [poni] ‘poni’ selon Kahn (1976, cité par Rousse,t 2004)

Ce formalisme a été critiqué par Clements et Keyser (1983) pour qui cette représentation ne rend pas compte de la structure interne de la syllabe. Les auteurs proposent une théorie qui représente la syllabe comme une structure à trois couches autosegmentales :

‘« A theory of syllable representation which characterizes the syllable as a three-tiered structure having the formal properties of an autosegmental system. We have claimed that the terminal element of syllable tree are not vowels or consonants themselves, but rather the units of the CV-tier which define positions in the syllable structure that particular consonants and vowels may occupy. »(Clements et Keyser, 1983, p. 115)’

Les auteurs proposent ainsi un palier CV intermédiaire qui représente le niveau métrique et se situe entre le niveau syllabique et le niveau segmental, soit « le squelette ». Ce niveau métrique correspond aux positions temporelles C ’timing slots’ (différent d’un noyau vocalique) ou V (noyau vocalique). Les segments ne sont donc plus intrinsèquement syllabiques, c’est leur position dans le squelette qui détermine leur syllabicité. Les auteurs suggèrent que ce concept de position squelettale permettrait de rendre compte des segments phonologiques complexes, telles que, par exemple, les consonnes syllabiques dans certaines langues ou les géminées.

Dans d’autres modèles, la syllabe présente une structure hiérarchique plus complexe que celle présentée par Clements et Keyser (1983). Plusieurs linguistes ont argumenté en faveur d’une structure syllabique interne organisée en sous-constituants : attaque et rime, et la rime elle même est composée de sous-constituants : noyau et coda (Liberman et Prince, 1977 ; Halle et Vergnaud, 1980 ; Selkirk, 1986 ; Goldsmith, 1990). Ces approches ont en commun de voir en la syllabe une structure dynamique complexe qui ne se définit pas seulement par sa délimitation dans le mot ou dans la chaîne parlée mais qu’on analyse plutôt dans sa structure interne et dans les propriétés intrinsèques de ses segments. La sous-constituance syllabique permet de rendre compte des contraintes phonotactiques : « ‘ As any detailed analysisof phonotactics of English syllable shows, it is within the oncet, peak an coda that the strongest collocational restrictions obtain ’. » (Selkirk, 1982, p.339). Le modèle supposé ‘commun’ répond à la représentation structurale de la Figure 5.

Figure 5. Structure interne de la syllabe dans l’approche plurilinéaire

Cette structure de la syllabe en attaque et rime est universelle. Néanmoins, il y a une variation de la structure selon les langues dont il faut tenir compte pour étudier les contraintes phonotactiques. Parmi les variations, l’attaque structurellement présente peut être phonétiquement vide. Par exemple, le phénomène d’insertion d’une consonne par défaut comme l’insertion de l’occlusive glottale hamza en arabe (Labrune, 2005). La coda est facultative (syllabe ouverte si absence de coda, et fermée si présence de coda). Par contre, l’élément essentiel qui est le noyau, domine la syllabe et gouverne l’attaque et la coda. On considère que le noyau est le seul élément obligatoirement rempli quelque soit sa qualité (voyelle, diphtongue, voire consonne syllabique).

La structure hiérarchisée de la syllabe permet non seulement de rendre compte de sa structure interne, mais elle est aussi utilisée dans de nombreuses études pour décrire l’organisation syllabique d’une ou plusieurs langues. Il est important de noter que ces statuts différents du noyau, de l’attaque et de la coda permettent de rendre compte du fait que toutes les langues acceptent les syllabes de structure CV, alors que certaines n’acceptent pas les syllabes de structure V, CVC, CCV, VCC, CCVCC, etc. un sujet que nous développerons ultérieurement.

Selkirk (1984) reprend, pour l’anglais, le schéma d’arbre à branchement et tente de lier la notion d’échelle de sonorité à celle de gabarit. L’auteur suggère que chaque langue présente au niveau lexical un ensemble de gabarits syllabiques possibles avec des attaques maximisées tant qu’elles ne vont pas à l’encontre des contraintes pesant sur les gabarits. De la sorte, l’affectation d’un segment se fait majoritairement en faveur de l’attaque si deux choix (attaque ou coda) sont possibles.

La théorie moraïque (i.e. Moraic Theory), développée à partir de Hyman (1985), propose une autre formalisation de la hiérarchisation de la structure syllabique qui tient compte d’un autre constituant prosodique : la more. Cette théorie qui s’inspire de la métrique traditionnelle propose d’accorder aux unités de poids que sont les mores un statut propre en tant que constituant de rang inférieur à la syllabe et supérieur au segment.

Notes
20.

Par exemple, pour le terme [kǒp.tò] issu de la langue zarma (variété de Shongaï), Creissels (1994) propose d’adopter l’explication suivante : le ton modulé de la première syllabe est la réalisation d’un ton bas associé à la première position de la rime et d’un ton haut associé à la deuxième position.