Conclusion

Ce chapitre nous a permis de passer en revue les travaux sur le rôle décisif que joue la prosodie dans l’organisation de la parole et sur la syllabe en tant qu’unité pertinente pour l’étude de l’organisation prosodique.

À l’issue de ce chapitre, nous formulerons trois conclusions partielles :

La première concerne la syllabe pour laquelle on ne dispose pas d’une définition précise mais qui s’avère être un élément clé de la hiérarchisation prosodique. Nous avons vu que selon les travaux sur la syllabe, il existe au moins trois niveauxd’analyse pour ce constituant : le niveau phonologique profond qui correspond aux différents formalisations présentées dans des différents modèles, le niveau acoustique et le niveau de l’analyse auditive ou perceptive qui constitue un niveau intermédiaire. Ces trois niveaux sont complémentaires et permettent de lier la syllabe en tant qu’impression perceptive aux représentations phonétiques et abstraites de la phonologie prosodique. Toutefois, ces études illustrent également la complexité de la problématique de notre travail et nous ramènent à la question centrale qui concerne l’articulation de la phonétique et de la phonologie prosodiques dans leur relation avec le rythme. Nous tenterons de développer ce point dans le chapitre qui suit.

La deuxième conclusion concerne le rapport qu’entretient la syllabe avec les autres constituants inférieurs de la hiérarchisation prosodique. Ce rapport fait partie d’une autre problématique soulevée dans la littérature concernant les relations de constituance entre les différents domaines prosodiques et leur coexistence en tant qu’unités fonctionnelles.

Nous considérons que la syllabe constitue la base qui relie différents phénomènes mais la question que l’on pose et qui nous semble problématique est relative au traitement de la syllabe dans les études comparatives, cadre dans lequel s’inscrit notre travail : est ce que le rapport de la syllabe avec les autres constituants est le même dans toutes les langues ? Est ce que toutes les langues possèdent des mores, des syllabes, des pieds et des mots prosodiques pour expliquer leurs caractéristiques rythmiques ? Cette question est peu abordée dans la littérature phonologique et l’examen des langues au cas par cas confirme le fait que les constituants prosodiques ne sont pas requis au même titre dans toutes les langues. Si l’anglais ou l’arabe utilisent bien concurremment le pied, la syllabe et la more, le français, par exemple, se base énormément sur la syllabe, peu sur le pied et sans doute pas du tout sur la more. Le japonais, au contraire, se passe de la syllabe mais accorde un rôle central à la more et au pied (Labrune, 2005).

Cette problématique nous mène à nous poser d’autres questions : est ce que l’étude des constituants comme la syllabe, le pied et la more peuvent constituer un patron universel généralisable à toutes les langues ? Est ce que les différentes formalisations que les modèles phonologiques se sont acharnés à développer et à réajuster peuvent-ils s’appliquer à des études comparatives inter-langues ou inter-dialectes ?

Labrune (2005) propose d’abandonner ces trois constituant, notamment la syllabe : « ‘ Depuis longtemps, la syllabe est implicitement tenue comme l’élément clé de l’architecture prosodique sans que rien, finalement, ne justifie cette primauté (ni même que celle-ci ne soit reflétée sur le plan formel puisque la pratique courante est aujourd’hui de faire figurer la more comme premier degré de la hiérarchie). [ ] Les raisons pour cela tiennent sans doute à l’histoire de la phonologie occidentale, et à la structure des langues européennes. Mais que faire alors des cas comme le japonais, le gokana ou le bella coola, où les syllabes ne jouent aucun rôle ? ’ » (p.114). L’auteur propose le mot prosodique comme l’unité universelle : « ‘ l’unique élément de la hiérarchie pourvu d’une réalité à la fois phonologique, morphologique, syntaxique et lexicale ’ ». (Labrune, 2005, p.114).

La troisième conclusion concerne la représentation phonétique de la syllabe. Les études passées en revue se sont focalisées sur un aspect de la syllabation, à savoir le découpage en syllabes en utilisant le critère de la sonorité. Mais nous avons vu que la sonorité ne constitue pas une alternative généralisable (voir Angoujard, 1997 pour une synthèse). Le nombre d’échelles de sonorités proposées en est la preuve.

L’étude des types de syllabes favorisés, la mise en évidence de tendances générales sur les structures syllabiques, ainsi que les caractéristiques phonétiques de ses constituants et de leur séquence, peuvent être une alternative pour impliquer la syllabe dans des études comparatives et typologiques. Nous pouvons citer dans ce cadre là les travaux de Maddieson (1985) et Maddieson et Precoda (1989) ainsi que d’autres études qui se sont appuyées sur des bases de données composées de lexiques découpés en syllabes pour établir des typologies (e.g. Rousset et Vallée (2004) sur ULSID 25 ).

De part sa nature universelle, la syllabe est une unité privilégiée pour décrire le rythme (même si le rôle de cette unité est sujet de débat). Elle est impliquée directement dans les mécanismes rythmiques des langues dans certaines théories phonologiques (i.e. théorie de la syllabe : rythme et qualité, Angoujard, 1997). Néanmoins, le rythme s’inscrivant dans l’ordre de structuration temporelle de la parole peut aussi impliquer d’autres niveaux tels que le niveau post-lexical, celui de la gestion des pauses, des effets d’allongement(e.g. le phénomène d’allongement final (final lengthening) et des changements de débit. Nous développerons ces points dans le chapitre qui suit consacré au rythme de la parole.

Notes
25.

Cette base de donnée est collectée à UCLA (Université Californie Los Angeles) par Maddieson (1992). Baptisée ULSID (Lexical and Syllabic Inventory Database), cette base a été élaborée dans le but de servir à la recherche d’universaux sur l’organisation syllabique des langues du monde. La base se compose au départ de 32 langues (Maddieson et Precoda, 1992), elle respecte un certain nombre de critères de représentativité définis par Maddieson (1986, 1991).La base ULSID est constituée de langues issues des cinq continents et de plusieurs familles linguistiques et les données se présentent sous la forme de lexiques ou de dictionnaires contenant l’information sur le découpage syllabique des unités. Le découpage des lexiques en syllabes a été réalisé soit à partir de lexiques syllabés édités, soit à partir d’informateurs natifs de cette langue.