Horloge biologique et horloge perceptive

Dans ses notions primaires, le rythme est supposé être conditionné par des contraintes biologiques. Tous les rythmes de l’activité humaine comme le rythme du cœur et de la respiration sont soumis à des mécanismes régulateurs souvent regroupés sous le nom d’‘horloge biologique’ (Fraisse, 1974). Ces rythmes s’organisent selon une action qui se présente sous la forme d’un mouvement périodique. Barbosa (1994) explique également le rythme par l’existence d’une ‘horloge interne’ qui servirait de ‘point d’ancrage biologique et cognitif’. Par conséquent, le rythme serait la tendance humaine à organiser des stimuli séparés en groupes réguliers, tendance liée à des capacités biologiques du système de production et de perception 28 .

Selon Zellner (1997), la parole fluente peut être interrompue sous l’effet de trois composantes du fonctionnement humain : les contraintes biopsychologiques, les habitudes sociolinguistiques et les conditions de l’événement de communication lui-même. C’est ainsi que Pasdeloup (2005) considère que le rythme de la parole n’est pas simplement un phénomène linguistique et propose qu’avant d’aborder l’étude du rythme de la parole, il est nécessaire de prendre en compte son conditionnement biologique. L’auteur qui part d’une hypothèse inspirée de la théorie de la forme dite de la Gestalt 29 (Fraisse, 1974, 1981) suppose que les rythmes humains correspondent aux compétences cognitives et biologiques de l’homme à structurer ses productions motrices (gestes, outils et techniques) et ses perceptions sensorielles :‘ « La répétition et la structure caractérisent les rythmes moteurs. Toute production motrice est objectivement rythmée et toute information perçue est objectivement et/ou subjectivement rythmée. Ce que nous percevons est un compromis entre l’input sensoriel et le schème spontané, c’est-à-dire une bonne forme au sens défini par la théorie de la Gestalt ». ’(Pasdeloup 2005, p. 2).

Ainsi, d’après la théorie de la Gestalt, le rythme dans la parole est conditionné à la fois sur le plan de la production, de la perception et de la cognition par la capacité de l’homme à donner forme à l’information langagière. Cette approche décrit le rythme de la parole comme une suite de syllabes inaccentuées représentant le fond de la scène prosodique, et des syllabes accentuées constituant les figures qui émergent de ce fond (Pasdeloup 2005). La théorie ne tient pas compte des autres caractéristiques qui peuvent distinguer la syllabe comme la durée, la hauteur ou l’intensité. Ces caractéristiques phonétiques sont considérées comme ‘minimes’ car elles sont simplifiées par notre système perceptif donc : « ‘ seul l’émergence de l’accent donne forme à une syllabe particulière  ’» (Pasdeloup, 2005, p. 4).

La composante acoustique du rythme dans la parole se réfère selon les partisans de la théorie de la Gestalt, non seulement à l’organisation temporelle comme cela est le cas en psychoacoustique, mais également à tout élément de nature acoustique susceptible de participer à la structuration rythmique et permettant de produire un effet de contraste. L’étude du rythme inclut par conséquent celle de la prosodie (intonation et accentuation).

Cette interprétation de la théorie de la Gestalt est assez particulière puisque la plupart des études psychoacoustiques prennent en compte l’organisation temporelle pour caractériser les structures rythmiques. La perception des groupements rythmiques dans les langues est une idée avancée par des psychologues comme Woodrow (1951) 30  :

‘“By rhythm, in the psychological sense, is meant the perception of a series of stimuli as a series of groups. The successive groups are ordinary of similar pattern and experienced as repetitive. Each group is perceived as a whole and therefore has a length lying within the psychological present.” (p.1232).’

Dans son ouvrage ‘La psychologie du rythme’, Paul Fraisse (1974) affirme que nos ‘structures perceptives’, face à un stimulus rythmique, ont tendance à se mettre en harmonie avec ce rythme. Depuis, les psycholinguistes ont avancé l’hypothèse selon laquelle les auditeurs sont prédisposés à découper de façon quasi-périodique un signal continu, même si les indices physiques portés par ce signal ne sont pas en phase avec cette quasi-périodicité. Le rythme renvoie donc à l’existence d’un ‘présent psychologique’ qui génère l’organisation de plusieurs éléments en une forme, une structure dynamique ayant des propriétés spécifiques dont le nombre et la durée des intervalles. C’est ainsi que la plupart des psychologues se sont penchés sur l’étude du temps et ont établi une distinction entre la simultanéité des éléments et l’ordre temporel.

Dans ce type d’études, les chercheurs ont remarqué que la variation soudaine d’un paramètre physique quelconque (fréquence, durée, intensité, timbre) engendre la perception d’une rupture et de là, la création d’une unité perceptive de groupement. Ainsi, il a été prouvé que les bébés ont la faculté d’identifier ces unités dès la naissance. Cette capacité précoce, décrite par de nombreuses études psycholinguistiques, s’applique plus précisément à la reconnaissance d’une ‘famille rythmique’. Nous citons à ce propos les travaux de Mehler et Nazzi (1998), Ramus (1999) ; Ramus et al. (1999, 2000) que nous développons dans les sections qui suivent.

D’autres travaux n’ont pas confirmé l’hypothèse de l’horloge interne en montrant que notre perception du temps est susceptible de varier en fonction du rythme de base de cette horloge interne : son accélération augmente la vitesse du temps subjectif alors que son ralentissement le diminue. Par exemple, il a été démontré que le temps ‘passe’ plus vite sous l’effet de stimulants (amphétamine, caféine) ou de l’élévation de la température du corps et moins vite sous l’effet de sédatifs, l’horloge étant ainsi accélérée dans le premier cas et ralentie dans le second. Des rythmes externes peuvent également perturber la fréquence de base de cette horloge. Des travaux ont montré que la présence de brefs clics sonores ou flashs lumineux (de fréquence située entre 5 et 25 Hz) accélère l’horloge interne et provoque une surestimation du temps (Treisman et Brogan, 1992 ; Treisman et al., 1990 ; Penton-Voak et al., 1996, cités par Droit-Volet, 2001).

Les phénomènes de temporalité et de saillance ont également été étudiés d’un point de vue phonétique et des linguistes se sont focalisés sur la recherche de composantes phonétiques du rythme sur le signal de la parole.

Notes
28.

Voir voir la thèse de Barbosa (1994) et Pasdeloup (2005) pour une revue détaillée.

29.

La théorie de la Gestalt date du début du siècle dernier (Guillaume, 1937 ; Köhler, 1929). De nombreux travaux en psychoacoustique sur les rythmes humains s’en sont inspirés. (cf. cependant : Astésano, 2001 ; Couper-Kuhlen, 1993 ; Pasdeloup, 1990, 1992). Nous ne discuterons pas cette théorie dans les détails, mais nous aborderons uniquement les implications de cette hypothèse pour le rythme de la parole.

30.

Cité par Barbosa (1991).