Le rythme, une affaire de phonétique ?

Sur une base physiologique, les phonéticiens ont proposé d’autres approches pour définir le rythme. Selon eux la production du rythme s’accomplit par le rapport entre la production de certaines unités langagières et la respiration. Selon Abercrombie (1967), Ladefoged (1975) et Pike (1945), le rythme se forme par la production périodique des syllabes sous forme de ‘chest pulses’, renforcés si les syllabes sont accentuées. La base physiologique de cette hypothèse repose sur le travail de Stetson (1951), critiqué par Ladefoged (1967) et Ohala, Riordan et Kawasaki (1979). Cette approche donnera naissance à la théorie de l’isochronie, qui propose une division des langues en deux types de rythme : ‘rythme accentuel’ et ‘rythme syllabique’, que nous développerons dans les sections qui suivent.

En phonétique expérimentale, le rythme est généralement décrit comme étant conditionné par deux facteurs majeurs : l’accentuation et la durée. Son étude implique donc l’examen de plusieurs paramètres tels que la fréquence fondamentale, la durée et la hauteur. Ainsi, le grand débat entre les phonéticiens tourne autour des composantes acoustiques du rythme et les paramètres de durée et de fréquence fondamentale qui n’ont pas reçu la même attention.

Dans certains travaux, les paramètres de la durée ou de l’organisation temporelle sont considérés comme déterminants pour rendre compte de la rythmicité de la parole. Cette approche est soutenue par des psycholinguistes qui partent de l’hypothèse selon laquelle les structures de la communication langagière s’appuient nécessairement sur un substrat. C’est donc par l’opération de segmentation et de regroupement que se construit la cohérence de ce que l’on perçoit. Par exemple, Fraisse (1974) considère que les facteurs temporels sont premiers dans le rythme en supposant que les durées sont plus fondamentales que les accents. En revanche, pour certains phonéticiens (Grover et Terken, 1995), c’est l'accent qui contribue en premier lieu à l’impression de rythmicité. D’autres linguistes ont essayé de concilier les deux positions, comme par exemple la définition proposée par Di Cristo et Hirst (1994), pour qui le rythme est fondé à la fois sur l'organisation temporelle des unités syllabiques et sur celle des proéminences syllabiques (dimension spatio-fréquentielle). Comme cela a été déjà mentionné, Zellner (1996) considère que les différentes définitions du rythme négligent le facteur de la durée, un facteur important pour mieux comprendre l’organisation temporelle de la parole : 

‘« Il est important d’établir sur quelle base fondamentale la parole est organisée dans le temps. Ce point mérite en effet d’être clarifié car la plupart des modèles prosodiques actuels ne font pas la lumière sur cette question et ne fournissent pas de véritable représentation de la structure temporelle de la parole, ils réduisent la structure temporelle de la parole à son organisation accentuelle. ». (p.10)’

L’auteur part du postulat que la parole implique une sérialisation temporelle d’éléments linguistiques. Au niveau phonémique, les voyelles et les consonnes occupent des positions temporelles spécifiques. Au niveau prosodique, les débuts et les fins de différents constituants tels que nous les avons présentés plus haut peuvent être chronométrés et peuvent aussi changer considérablement selon les occasions, les locuteurs, les débits ou encore selon les dialectes. Ainsi, plusieurs linguistes considèrent que le temps est un aspect fondamental du rythme de la parole et suggèrent que la structure prosodique devrait être analysée après calcul des structures temporelle, intonative et énergique.

Pour le français par exemple, Zellner (1998) propose un modèle temporel du rythme dans lequel aucune information accentuelle n’est requise : ‘ « En effet, l’accent peut être intégré plus tard dans le modèle prosodique car il ne constitue pas, pour le français, la clé de voûte de la structure temporelle même si sa présence peut localement introduire des variations de durée ». ’(p.16). Par ailleurs, le calcul de la durée dans la parole n’est pas une opération simple étant donné sa corrélation avec une multitude de facteurs complexes de nature linguistique (accent, position des mots dans la phrase, catégorie grammaticale), et extra-linguistique (débit de parole, expressivité, etc.).

Au cours de cette revue de la littérature sur le rythme, nous avons pris conscience des divergences entre plusieurs disciplines concernant les composantes du rythme et/ou les facteurs marquant sa structure. Dans certains travaux, il s’agit d’un seul facteur comme celui de la durée, de la hauteur, de l’intensité ou de l’accent. Dans d’autres, on suppose que plusieurs facteurs interagissent pour créer le rythme. Ainsi, Allen et Hawkins (1980) proposent que les éléments syntaxiques, sémantiques ou pragmatiques participent également à la structuration rythmique. Zellner (1998) se demande alors : « Faut-il voir dans ces divergences un effet de la langue d’origine de ces chercheurs ? ».

Nous considérons que le rythme, malgré les divergences, se fonde sur un phénomène universel, et ce indépendamment des règles linguistiques propres à chaque langue. En effet, les travaux sur le rythme de la parole ont été souvent entrepris dans le cadre de la comparaison ou de la discrimination des langues. Plusieurs études ont tenté d’établir une ‘typologie rythmique’ appliquée aux langues du monde. Nous proposons dans les sections qui suivent un état de l’art de ces études typologiques.