L’approche phonologique de Dauer

Les partisans de la théorie de l’isochronie (Abercrombie, 1967 ; Pike, 1945) définissent le rythme sur la base d’une distinction binaire : isochronie accentuelle vs. isochronie syllabique. D’après cette dichotomie, les langues du monde sont divisées en un nombre limité de catégories. Dasher et Bolinger (1982) ont proposé que le rythme n’est qu'une propriété dérivée d'autres propriétés phonologiques de la langue. Dauer (1982, 1987) a étayé ce point de vue en expliquant que la perception des différents types de rythme découle essentiellement des structures syllabiques.

Ses observations sur l’anglais ont montré que les intervalles séparant les accents toniques ne sont pas particulièrement réguliers, leur durée étant en fait proportionnelle au nombre de syllabes qu'ils comportent. Ceci a également été observé par d’autres chercheurs (Bolinger, 1965 ; Fant et al. 1991 ; Lea, 1974 ; O'Connor, 1965 ; Shen et Peterson, 1962). Partant de ces observations, Dauer (1987) propose une approche où le rythme dépend des propriétés phonologiques spécifiques des langues.

Selon cette approche, la perception de la saillance des syllabes accentuées dans des langues comme l’anglais ne dépend pas de l’isochronie, ni de la tendance des locuteurs à ‘égaliser’ les intervalles entre les accents mais plutôt de l’importance qu’elles accordent à l’accent. Dauer (1993, 1987) propose ainsi un nouveau système de classification rythmique : ‘ « we can say that a language is more or less ‘stress-based’, depending on how large a role stress plays in that language (…) languages can be compared to each other along the dimension of having a more or less stress-based rhythm » ’(p. 9). Elle propose donc un continuum sur lequel toutes les langues sont plus ou moins proches d’une base qu’elle appelle ‘stress-based’ (c.f. Figure 15).

Figure 15 Continuum du rythme proposé par Dauer (1983, p.10).

En anglais, une des langues ‘les plus accentuelles’ que Dauer définit comme ‘truly stress-based’, les syllabes accentuées sont perçues comme ‘plus saillantes’ qu’en espagnol, langue dite syllabique. Les trois propriétés phonologiques qui caractérisent le rythme sont notamment (i) le degré de complexité syllabique, (ii) le degré de réduction vocalique et (iii) le type d'accent.

Dans les langues accentuelles comme l’anglais, il est généralement admis que la structure syllabique est plus variée (Abercrombie 1967). Les syllabes en anglais varient selon la voyelle qu’elles incluent en noyau : longue, brève ou diphtongue et selon leurs poids syllabiques (syllabe légère vs. syllabe lourde), c’est-à-dire le nombre de consonnes admises en attaque ou en coda.

En comparant l’anglais à l’espagnol, Dauer (1983) constate que la structure syllabique en espagnol est moins varié puisque le noyau syllabique est généralement une voyelle simple ou une diphtongue et que la syllabe n’admet pas de groupements consonantiques de plus de deux consonnes. En anglais en revanche, une syllabe lourde peut admettre jusqu’à quatre consonnes. Par ailleurs, à la grande variété des structures syllabiques caractérisant les langues accentuelles s’ajoute l’accent qui est généralement assigné à la syllabe la plus lourde : “‘ to the greater variety of syllable structures typically found in a stress timed-language, there is also a strong tendency for ‘heavy’ syllables (those contain many segments) to be stressed and ‘light’ syllables (those containing few segments) to be unstressed. ’ ‘ That is, syllable structure and stress are more likely to reinforce each other in stress-timed than in a syllable-timed language. ’” (p 55). Ainsi les deux propriétés : structure syllabique et accent sont liés tout particulièrement dans les langues accentuelles.

En examinant la fréquence de types de syllabes ‘accentuée et non accentuée’ dans un texte anglais, Dauer (1983) montre que la plupart des syllabes lourdes de type CCVC, CVCC et CVCCC ont tendance à être accentuées, alors que les syllabes non accentuées sont majoritairement de type CV et VC. Rappelons que le lien entre l’accent et le poids syllabique se trouve en arabe dialectal puisqu’on a toujours décrit la tendance des syllabes lourdes à attirer l’accent.

La deuxième propriété caractérisant le rythme des langues accentuelles est selon Dauer (1983) la réduction vocalique : ‘ « the centralization of unstressed vowels is another way in which the difference between stressed and unstressed syllables is maximized in a stress-timed language » ’(p.7). Ce phénomène a été observé dans plusieurs langues accentuelles, comme l’anglais, le suédois et le russe (Lindblom, 1963 ; Lehiste, 1970). Selon Dauer, dans ce type de langues le processus d’abrègement vocalique est observé notamment dans les syllabes inaccentuées. Elle note que le processus de réduction vocalique dans les syllabes non accentuées en anglais est largement répandu. De ce fait, certains linguistes pensent que la voyelle centrale neutre (i.e. schwa) de l’anglais a une fonction prosodique, par exemple, Firth (1948, cité par Dauer) l’a décrit comme ‘pro-syllable’. Notons enfin qu’en anglais, même si la syllabe est réduite, la syllabicité est toujours maintenue 35 . En revanche, dans les langues syllabiques comme le français, le phénomène de réduction vocalique est moins présent, exceptée l’élision du ‘e muet’ qui, selon Dauer (1983), n’affecte pas le poids syllabique mais résulte en une élimination complète de la syllabe et conduit par la suite à un changement au niveau de la syllabicité.

Dauer (1983) conclut : “‘ in prosodic analyses syllable structure and vowel reduction are considered to be prosodies and therefore are naturally related to stress and rhythm. ’” (p. 9). Ainsi, selon elle, la diversité rythmique résulte de la combinaison des faits phonologiques, phonétiques, lexicologiques et syntactiques. La structure syllabique, la présence ou l'absence de la réduction de voyelle, et l’accent du mot sont particulièrement liés aux différences rythmiques.

Notons qu’une proposition semblable a été avancée quasi simultanément par Dasher et Bolinger (1982) qui ont suggéré que le rythme d'une langue est le résultat de phénomènes phonologiques spécifiques tels que la variété de types de syllabes et la présence vs. l'absence de distinction phonologique entre voyelles longues et voyelles réduites. Les deux auteurs ont conclu que le type de rythme n'est pas une primitive phonologique mais le résultat de la structure phonologique d'une langue donnée.

L’approche proposée par Dauer (1983, 1987) a incité plusieurs chercheurs à implémenter des modèles qui tentent de quantifier ces propriétés. Dans les sections qui suivent nous présenterons deux approches novatrices : celles de Ramus (1999) et de Grabe (2000, 2002), qui ont tenté de trouver des corrélats acoustiques du rythme sur le signal de parole.

Notes
35.

Dauer (1983, p.7) présente deux exemples différents de réduction : en anglais : ‘I saw him’ [sɔm̩] (ne se prononce pas comme une seule syllabe) et en français, l’exemple de l’élimination du ‘e muet’ qui change la syllabicité : ‘chez le garçon’ [ʃel.gar.sõ]