Structure Syllabique Dans Les Parlers Arabes : Vers une étude typologique

Introduction

Les études récentes en phonétique et en acquisition du langage montrent que l’étude de la syllabe est un cadre nécessaire et incontournable pour comprendre le fonctionnement du rythme de la parole et apporter des éléments de réponse aux questions non encore résolues dans le vaste champ de la prosodie : la syllabe est-elle fondamentale pour organiser le rythme ? Quels éléments pertinents pourraient intervenir pour appuyer le rôle de la syllabe en tant qu’unité rythmique : l’accent, la durée ou la nature de celle-ci ? Dans quelles proportions les différentes structures syllabiques organisent-elles le rythme des langues ? C’est à cette dernière question que nous tentons de répondre de façon préliminaire dans ce chapitre.

Dans la littérature sur le rythme, la syllabe a toujours bénéficié d’un statut privilégié. Dasher et Bolinger (1982) ont suggéré que le rythme d'une langue est le résultat de phénomènes phonologiques spécifiques tels que la variété de types de syllabes. L’approche de Dauer (1983, 1987) intègre quant à elle la syllabe et/ou la structure syllabique en tant que propriété phonologique fondamentale pour la structure rythmique des langues. Cette approche, en particulier, suggère que les langues accentuelles comme l’anglais ou l’allemand sont caractérisées par de grandes variations des durées syllabiques et par l’importante diversité de leurs structures syllabiques. En revanche, les langues syllabiques comme le français ou l’espagnol se caractérisent par de plus petites variations de durée et une régularité des structures syllabiques – due en particulier à la plus haute fréquence des syllabes ouvertes –, d’où l’impression d’une grande régularité temporelle entre les syllabes (Dauer, 1983). Les composantes du rythme seraient ainsi à rechercher dans la fréquence des structures syllabiques CV ou CVC (Dauer, 1987). Dans les langues syllabiques, il existe des processus actifs tels que la simplification des groupes consonantiques en finale. L’épenthèse ou la liaison pour empêcher la formation de structures syllabiques complexes, en sont des exemples typiques.

Les modèles de quantification du rythme qui se sont inspirés de cette approche ont proposé des paramètres pour quantifier cette propriété phonologique, soient : ∆C et %V pour le modèle de Ramus (1999) et rPVIC pour celui Grabe (2000, 2002). Bien que ces corrélats ne soient pas directement liés à la nature de la syllabe, les auteurs ont également affirmé que la complexité structurelle des syllabes est un indice pertinent pour la discrimination des langues et/ou dialectes.

Dans le chapitre précédent, nos résultats concernant les dialectes arabes ont montré que l’écart type des intervalles consonantiques (∆C) corrélé à la proportion des intervalles vocaliques (%V) permet de distinguer trois sous-groupes rythmiques : le premier est représenté par le marocain et l’algérien, le deuxième par le tunisien et l’égyptien et le troisième par le libanais et le jordanien. Selon ce modèle, nous avons expliqué nos résultats par la diversité des structures syllabiques dans ces parlers, notamment au niveau de leur complexité.

Rappelons que les valeurs de ∆C et la corrélation avec %V renseignent sur la présence de groupements consonantiques complexes : plus les valeurs de ∆C sont élevées (avec %V plus bas), plus la structure syllabique est complexe. Par exemple, les parlers présentant les valeurs les plus élevées dans nos échantillons sont ceux de l’Algérie et du Maroc (cf. Figure 22). Les groupements consonantiques dans ces parlers résultent de la chute des voyelles brèves en syllabe ouverte donnant lieu à des items lexicaux comportant des syllabes avec des attaques et des codas complexes (de type : CCVC, CVCC, CCVCC, etc.).

Il semble maintenant nécessaire de confirmer cette hypothèse en étudiant plus précisément la relation entre les corrélats acoustiques du rythme et les fréquences d’occurrence des différents types de syllabes dans plusieurs variétés de l’arabe. Cela nous permettrait d’avoir une idée plus précise sur la variabilité de la structure syllabique dans ces parlers, de comparer leur complexité et d’évaluer dans quelle mesure les variations mises en évidence au chapitre précédent au niveau du rythme sont le reflet de différences dans les structures syllabiques de ces dialectes.

Par ailleurs, l’étude des séquences syllabiques généralement favorisées ou défavorisées dans les langues du monde, des fréquences des types de structures syllabiques et de leurs combinaisons, révèle l’existence de tendances universelles. La syllabe semble ainsi constituer un critère pertinent pour l’établissement d’une typologie fondée sur le regroupement des langues attestant des structures syllabiques comparables et/ou des similitudes phoniques ou organisationnelles (MacNeilage, 1998 ; Maddieson, 1985 ; Rousset, 2004 ; Vallée et al. 2000, 2004).

En arabe littéral, les règles de syllabation dissocient de façon systématique le groupe consonantique dans un contexte intervocalique (CVC$CV) car la phonologie de la langue interdit une séquence de deux consonnes en position d’attaque (Cantineau, 1960; Roman, 1981). Ainsi, il existe en arabe 3 syllabes sous-jacentes : CV, CVC et CVV et deux syllabes : CVVC et CVCC, qui n’apparaissent qu’en surface suite à différents processus phonologiques (avant la pause, la métathèse, etc 56 ). Il n’est donc pas permis d’avoir en arabe deux consonnes identiques, ou un cluster consonantique à l’initiale :*CCV...

En arabe dialectal, la situation est différente. La réduction du système vocalique due à la disparition des voyelles brèves en syllabes ouvertes est responsable de la formation de clusters consonantiques dans la chaîne phonique, en particulier au Maghreb. Ainsi, contrairement à la syllabe en arabe littéral qui ne peut avoir plus d'une consonne à l'attaque et/ou à la coda, celle de l’arabe maghrébin permet plus d'une consonne dans les positions adjacentes au noyau syllabique.

Toutefois, les études comparant les différentes variétés dialectales n’ont que très rarement catégorisés les dialectes selon cet indice discriminant 57 .et à notre connaissance, il n’existe pas d’études comparatives menées au niveau phonétique. Nous espérons que cette étude préliminaire et limitée comblera en partie cette lacune et offrira une nouvelle perspective vers une typologie dialectale arabe basée sur la syllabe.

Notes
56.

Voir Mahfoudhi (2005) pour une étude phonologique sur les différentes positions des structures CVVC et CVCC en arabe standard et dialectal. Ces deux structures ont été sujets à de nombreuses études phonologiques qui se sont focalisées sur le traitement prosodique de leurs structures internes (e.g. Watson 1999 ; Broselow, 1979, 1980, 1992, Abou Mansour, 1987 ; Kenstowicz 1986).

57.

Pour différentes approches phonologiques, voir Angoujard 1979 ; Kiparsky, 2003 et Watson, 2002.