Méthodologie et corpus

Nous proposons d’examiner l’organisation des syllabes dans les différents dialectes de notre échantillon, d’une part, au niveau de leurs constituants consonantiques et vocaliques, et d’autre part, au niveau de leurs fréquences d’apparition dans l’énoncé. L’objectif est d’observer des tendances générales de l’organisation des syllabes et d’expliquer certaines différences et/ou similitudes. Notre étude ne traite donc pas du statut phonologique de la syllabe mais de son organisation dans la chaîne parlée afin de mettre en évidence un effet variable de cette organisation dans les parlers arabes.

Il va de soi que la très grande diversité des formes dialectales arabes ne nous permet pas d’envisager ici une description exhaustive de ces traits pour la totalité du domaine. Nous avons donc limité notre recherche à l’étude de certains dialectes : le marocain et le libanais représentant les deux pôles : Maghreb et Moyen-Orient et le dialecte tunisien qu’on a précédemment décrit comme intermédiaire au point de vue rythmique. Nous avons retenu plus précisément les parlers de Casablanca pour le Maroc, Tunis pour la Tunisie et Beyrouth pour le Liban.

Cette analyse se base sur un corpus de parole spontanée d’une durée moyenne de 15 minutes par locuteur en débit normal (1 locuteur par dialecte). La segmentation phonétique et le découpage syllabique ont été effectués manuellement sous PRAAT en fonction de l’énoncé et non pas du lexique.

Ce choix se justifie d’un coté par la différence entre la réalisation phonétique de la parole spontanée et sa représentation phonologique canonique « ‘ The utility of the syllable as a hypothesized unit of spoken language becomes even more apparent when considering pronunciation variation. ’ ‘ In spontaneous informal speech, the phonetic realization often differs markedly from the canonical phonological form. Entire phone elements are frequently dropped or transformed into other phonetic segments. At first glance the patterns of deletions and substitutions appear rather complex and somewhat arbitrary when analyzed on the phonological level. ». ’(Greenberg 1998, p.2).

Étant donné qu’il n’existe pas de définition explicite de la syllabe malgré les approches variées (Tifrit, 2000), la délimitation des frontières syllabiques, comme nous avons essayé de le démontrer dans le chapitre 2 a été sujette à beaucoup de controverses entre différentes approches phonétiques et phonologiques.

Il existe également parmi les linguistes, notamment dans le domaine de la psycholinguistique, ceux qui soutiennent l’idée selon laquelle tout locuteur natif d’une langue est intuitivement capable de donner le nombre de syllabes d’un mot ou de trouver plusieurs mots d’un nombre de syllabe donné. Derwing (1992) a par exemple montré que les locuteurs natifs de plusieurs langues obtiennent aussi des résultats remarquables dans la syllabation de mots avec consonne simple ou consonne géminée à l’intervocalique. « ‘ This is a feat which can be expected only by native speakers or near native speakers of a language ’ ». (Couper-Kulhen, 1986, p.11)

D’autre part, dans toutes les langues ou presque, il est bien connu que le découpage syllabique d’un mot isolé se distingue de celui du même mot produit dans un énoncé. Dans la littérature sur l’organisation phonologique de la syllabe, notamment la phonologie plurilinéaire, les linguistes ont fait la distinction entre syllabification et resyllabification 58 . La syllabification concerne l’affiliation initiale des segments aux constituants syllabiques, telle qu’elle peut être représentée dans la forme phonologique sous-jacente du mot : « ‘ Syllabification is a process that associates a linear string of segments with a syllable structure. ’ » (Goldsmith 1990, p.117). La resyllabification concerne la modification de la syllabification initiale par la réaffiliation de certains segments dans une autre position syllabique et une autre syllabe au cours de l’intégration du mot dans l’énoncé. La resyllabification permet donc le passage de la représentation phonologique sous-jacente d’un mot à sa représentation de surface, sa forme phonétique dans l’énoncé (Meynadier 2001).

Ainsi, le cadre phonétique de cette étude nous suggère un découpage syllabique en fonction de l’énoncé. D’autre part, si nous nous référons à nos mesures sur le rythme présentées dans le chapitre précédent, nous considérons qu’une resyllabification au niveau de l’énoncé est plus cohérente avec la notion de rythme puisque celui-ci se réalise dans la chaîne parlée et pas au niveau du lexique. Dans les deux exemples qui suivent nous présentons un exemple de syllabification (1.a) et de resyllabification (1.b) dans un énoncé en arabe tunisien :

1.a). kunt.nət.ʕad.da.məl.ħuː.ma.ʔar.bʕa.mar.raːt.fɪn.hɑːr

CVCC.CVC.CVC.CV.CVC.CVV.CV.CVC.CCV.CVC.CVVC.CVC.CVVC

1.b). kunt.nə.tʕad.da.mə.lħuː.ma.ʔar.bʕa.mar.raːt.fɪ.nhɑːr

CVCC.CV.CCVC.CV.CV.CCVV.CV.CVC.CCV.CVC.CVVC.CV.CCVVC

‘Je passais dans le quartier quatre fois par jour’

Notes
58.

D’autres linguistes préfèrent utiliser le terme ‘syllabation’ mais dans la littérature en général les deux termes sont largement employés comme synonymes (Meynadier 2001, Serlkirk 1982).