Récapitulatif

L’objet de cette étude était de démontrer que la variation rythmique des dialectes arabes est dans une grande mesure corrélée aux différents types de structures syllabiques et leurs fréquences observées dans ces dialectes, notamment en ce qui concerne la complexité relative des attaques et des codas. L’objectif principal concerne surtout la relation entre la structure syllabique d’un coté et les classes rythmiques fondées sur la durée segmentale de l’autre. La variation rythmique dans les dialectes arabes qui s’appuie sur des mesures de proportions d’intervalles vocaliques et consonantiques est décrite dans le chapitre précédent. Les résultats de cette étude montrent que les tendances des structures syllabiques observées pourraient être utiles dans la caractérisation des différents dialectes arabes et constituer éventuellement un indice de discrimination dialectale.

La répartition des types de syllabes complexes est très différente d'un dialecte à l'autre : la proportion de syllabes simples et de voyelles longues (CV, CVC, CVV, CVVC ...) est plus élevée dans le parler libanais alors que l’arabe marocain montre des proportions élevées de syllabes complexes (CCVC, CCVCC, .. etc) et de voyelles brèves.

Rappelons que d’après le modèle de Ramus (1999), les corrélats ∆C et %V sont directement liées à la structure syllabique. En effet, les syllabes complexes comportent plus de consonnes que les syllabes simples. Par conséquent, plus une langue admet de syllabes complexes plus la proportion moyenne de consonnes augmente et donc plus %V diminue. Parallèlement, les langues qui ont des syllabes complexes ont aussi des syllabes plus simples et par conséquent la valeur de ∆C augmente.

Si nous comparons nos observations concernant les types de structures syllabiques nous constatons que la fréquence des syllabes complexes est plus élevée en marocain que dans les deux autres dialectes (33% en marocain vs. 15% en tunisien vs. 9% en libanais). Cela corrobore l’augmentation de ∆C et la diminution de %V. Par ailleurs, la présence de 16 types de structures syllabiques dans ce dialecte (contre 13 en tunisien et 11 pour le libanais) confirme la variabilité des structures syllabiques ainsi que les valeurs de ∆C élevées en marocain. Notons enfin que les valeurs intermédiaires du dialecte tunisien confirment les phénomènes observés dans nos études précédentes.

Bien que notre étude ne porte que sur l’aspect organisationnel des types de structures syllabiques, on note que dans le cadre de l’émergence de la structure syllabique des langues, plusieurs linguistes ont cherché à expliquer la préférence des langues du monde de certaines combinaisons de segments en partant de la structure CV et CVC. Cette préférence est conditionnée par des faits articulatoires et/ ou perceptifs (MacNeilage, 1998 ; MacNeilage et Davis, 2000, 2001 ; Maddieson, 1984, 1993 ; Vallée et al., 2004 ; Rousset, 2004).

Maddieson (1993) propose une analyse de 27 langues de la base de données ULSID en partant de l’hypothèse selon laquelle les lois imposées aux syllabes CV (type le plus fréquent) doivent être les mêmes que pour les autres types, tels que CVC, CCV. Par conséquent il restreint son analyse aux structures CV. L’analyse de Maddieson montre une forte influence du principe d’économie articulatoire, mais aussi de facteurs acoustiques. Par exemple, l’économie articulatoire favorise les séquences avec consonnes dorsales (vélaire, uvulaire et palatale). Dans un grand nombre de langues, les voyelles d’arrière sont privilégiées avec ces consonnes. Selon Maddieson, il existe d’autres cas pour lesquels une assimilation de lieu entre la voyelle et la consonne est observée. Néanmoins, il explique la prédominance de la voyelle /a/ dans les séquences CV par les propriétés articulatoires et acoustiques de la voyelle /a/. Selon lui, la voyelle /a/ est plus populaire en raison de ses propriétés intrinsèques et non à ses relations avec les consonnes dans la syllabe. Ces résultats corroborent ceux de Rousset (2004).

Dans le cadre de la théorie « Frame/Content » 60 , MacNeilage et Davis (1998, 2000) accordent un rôle fondamental à l’alternance C et V. Ils avancent que, en ce qui concerne la production du langage, quatre combinaisons de base seraient universelles dans le babillage et hautement caractéristiques dans la langue adulte. Trois de ces combinaisons sont des combinaisons syllabiques de type CV et seraient déjà présentes dans le babillage : (1) consonnes labiales + voyelles centrales ; (2) consonnes coronales + voyelles d’avant ; (3) consonnes dorsales + voyelles d’arrière ; (4) consonnes labiales + voyelles + consonnes coronales qui apparaîtrait pendant la période des premiers mots. En analysant les cooccurrences CV favorisées dans le babillage de six enfants, les premiers mots de 10 enfants et les mots de 10 langues, MacNeilage et Davis (2000) expliquent leurs résultats par l’existence d’un coût minimal de production, qui vise à limiter la mise en mouvement des autres articulateurs pour privilégier le mouvement d’ouverture et de fermeture du conduit vocal grâce à la mâchoire qui possèderait un coût minimal de production. Vallée et Rousset (2004) ont confirmé ce résultat avec les données d’ULSID, en montrant que non seulement il concerne les structures CV mais que cette tendance est aussi présente entre attaque et noyau quel que soit le type de structure syllabique.

Ainsi, une étude plus approfondie sur la nature phonétique des différents constituants des attaques et des codas serait utile afin de cerner davantage les contraintes qui semblent peser sur ces structures.

Notes
60.

Au niveau de la structure syllabique, le caractère universel de la syllabe CV est, selon la théorie cadre/ contenu ‘Frame/ Content’ (MacNeilage, 1998), une conséquence de l’oscillation mandibulaire, la consonne étant réalisée dans la phase de remontée (fermeture du conduit vocal) alors que la voyelle occupe la phase d’abaissement (ouverture). Cette modulation (le cadre), accordée aux mouvements alternés et cycliques d’élévation et d’abaissement de la mandibule, correspond à la dimension articulatoire la plus exploitée par les langues pour la réalisation des unités sonores distinctives, voyelles et consonnes (le contenu).