Introduction

1. Le « théâtre politique » à l’ère du soupçon

« C'est du théâtre, c'est de la politique, mais ce n'est pas du théâtre politique ».
Olivier Py, auteur et metteur en scène. 1

« Ce qui me relie à certains, c’est un certain rapport au politique, à une conception politique du geste théâtral, même si celui-ci revêt des options esthétiques très diverses […] ma génération ne vit pas la politique comme une désillusion puisqu’elle n’a pas vécu d’illusions. Pour moi, le théâtre ne réfléchit pas la politique, il la troue. Car la politique c’est ce qui n’autorise pas les rapports de parole. Aujourd’hui la politique est plus idéologique que jamais, quoi qu’on en dise ; elle a bétonné tous les endroits où ça pouvait parler. C’est pour cela que je fais du théâtre : c’est un trou dans ce tissu. Je fais un théâtre d’appel. »
Stéphane Braunschweig, metteur en scène. 2

« La démarche veut donc que l’on n’oppose pas un théâtre politique à un théâtre qui ne le serait pas : le souci du réel, une remise en cause des pratiques de la représentation caractérisant tout autant une autre partie de la recherche du théâtre contemporain, qui affiche pourtant ostensiblement sa distance par rapport à toute préoccupation politique ou sociale dans le cadre de sa pratique artistique. On y trouve la même volonté d’amener le spectateur à affronter « le réel ». C’est là que nous voyons une modalité politique essentielle au théâtre qui n’est pas concernée par la thématisation du politique. »
Maryvonne Saison, professeur des Universités en Philosophie. 3

« [J'ai un ] refus épidermique de faire passer de l’idéologie par le théâtre » « parce qu’à la différence de la génération précédente, je suis arrivé au théâtre dans les années 80 quand les idéologies tombaient – je veux dire les autres idéologies... Pour moi le théâtre est justement ce qui m’a recueilli après ces effondrements. »
Moïse Touré, metteur en scène. 4

« Lambert fait du théâtre citoyen, documentaire, militant, politique, du théâtre qui rappelle et qui interpelle, le tout sans slogan et sans mauvaise foi. »
Alexandre Le Quéré, journaliste. 5

Les citations qui précèdent semblent faire apparaître un consensus d’une grande partie des gens de théâtre en France 6 au tournant du XXIe siècle pour faire du théâtre politique une référence et une exigence toujours présentes, mais sous une forme paradoxale, fondée sur une méfiance à l'égard du vocable « politique » en tant que tel, réduit à une acception péjorative visant le discours mensonger d'une catégorie professionnelle manipulatrice. Cette méfiance apparaît souvent étroitement associée à un rejet de « l’idéologie », la période ouverte « dans les années 1980 » étant interprétée comme celle de la fin de l'idéologie révolutionnaire marxiste et partant la fin de la politique comme principe d'action en vue d'un changement de la société. Le théâtre semble devenu un lieu paradoxal, « refuge » pour des artistes déboussolés par cet « effondrement », mais aussi lieu de résistance contre la politique contemporaine, assimilée à une parole « idéologique » et « bétonné[e] », contre laquelle la parole théâtrale paraît constituer par nature un acte de lutte. C'est en ce sens que le geste théâtral est conçu comme étant ontologiquement politique, et l'on retrouve chez la plupart des gens de théâtre l’idée qu'il n'est donc pas nécessaire que soient thématisés des sujets politiques pour que l'on puisse qualifier le théâtre de « politique », ce qualificatif pouvant être attribué à tel spectacle « qui affiche pourtant ostensiblement sa distance par rapport à toute préoccupation politique ou sociale. » Cette position paraît chez tous liée à une défiance à l'égard de « la politique » mais aussi des formes historiques qu'a pu antérieurement désigner cette expression, ainsi qu'à l'égard de l'appellation même de « théâtre politique », et cette gêne se traduit par un besoin de nuancer les connotations de l'expression en recourant à une démultiplication de terminologies : théâtre citoyen, théâtre documentaire, théâtre militant, théâtre politique, l'accumulation de références semble là pour éviter tout jugement définitif, tout comme le spectacle est validé au titre qu'il ne se réduit pas à un « slogan ». Le caractère affirmatif voire partisan d'un spectacle est volontiers associé à une forme de « mauvaise foi », l'accusation d'idéologie s’accompagnant souvent du reproche de médiocrité artistique. Pour comprendre cette méfiance contemporaine, un retour historique sur les sens qu’a pu prendre l’expression « théâtre politique » au cours de l’histoire s’avère nécessaire.

Notes
1.

Olivier Py, à propos du spectacle Requiem Pour Sebrenica. Cité dans le dossier de presse du spectacle.

2.

Stéphane Braunschweig, cité par Maryvonne Saison, Les théâtres du réel, Paris, L'Harmattan, 1998, p. 62.

3.

Maryvonne Saison, ibid, p. 9.

4.

Ibid, p. 63.

5.

Alexandre Le Quéré, « Molotov sur la République », Revue Théâtres, n°21, été 2005. Alexandre Le Quéré est un jeune journaliste quand il écrit ces lignes, toutefois nous verrons au fil de nos développements que cette prudence et ce besoin de nuances et de correctifs sont partagés depuis la fin des années 1980 par des consoeurs aussi confiFrmées et reconnues que Fabienne Darge, Brigitte Salino, Colette Godard ou encore Fabienne Pascaud. Nous avons cité les propos de A. Le Quéré parce qu’ils nous paraissent synthétiser les différents points que nous développerons ultérieurement.

6.

La situation est semble-t-il fort différente en Allemagne ou en Grande-Bretagne, où l’expression « théâtre politique » n’a pas besoin d’épithètes correctives pour être assumée, comme l’ont suggéré nos nombreuses discussions avec différents membres du working-group « Political Performances », dirigé par Avraham Oz (Université d’Haïfa, Israël) et dont la plupart des membres sont anglo-saxons. Ce groupe, que nous avons rejoint à l’occasion du colloque Citizen Artists, 26 June -7 July 2005, Maryland University, se réunit dans le cadre des colloques de la FIRT (Fédération Internationale de Recherche Théâtrale).