a. Le théâtre politique révolutionnaire de combat

En 1929, Erwin Piscator publie un ouvrage intitulé Le Théâtre politique 7 , dans le contexte de l’effervescence révolutionnaire marxiste, douze ans après la création de l’URSS et huit ans après l’Octobre Théâtral 8 . Cet ouvrage, qui fit date dans l’histoire théâtrale de la première moitié du XXe siècle et qui fut brûlé par les nazis, constitue également l’unique ouvrage théorique qui fasse explicitement référence dans son titre à la notion de « théâtre politique » – encore est-ce le texte d’un praticien. Piscator y fait référence au « théâtre prolétarien » 9 , au théâtre de propagande » 10 centré non pas sur l’art mais sur l’action politique, ce qui n’induit pas une absence d’intérêt pour les questions esthétiques, puisque la relation entre art et politique est elle-même pensée sous une forme déjà esthétique, celle du chiasme : Comment le théâtre peut-il contribuer à la lutte politique ? Comment l’exigence de la lutte politique permet-elle de renouveler le théâtre ? 11 Dans Le Théâtre politique est pensé le renouvellement formel du théâtre, à travers la théorisation du « théâtre documentaire » 12 ou de la « satire épique » 13 et, à travers l’épique, la référence à la collaboration avec Bertolt Brecht. De fait l’on peut à partir de ce texte tisser la lignée d’un théâtre dont le réel constituerait en quelque sorte l’épreuve de vérité, au sens où la situation politique constitue l’aune à laquelle ce théâtre est jugé. Il s’agit d’un « théâtre politique » au sens strict pourrait-on dire,  un théâtre révolutionnaire de lutte de classes, puis marxiste, voire communiste. Ses racines profondes se situent dans l’émergence de la classe prolétarienne à la fin du XIXe siècle, et se mêlent donc à celles du « théâtre populaire » de classe tel qu’il fut théorisé 14 par Romain Rolland. Différentes strates successives de réflexions sur cette question du peuple sédimenteront la réflexion sur le théâtre tout au long du XXe siècle. Ainsi, de 1953 à 1964, la revue Théâtre Populaire n’aura de cesse de creuser les questions de l’extension de la réalité décrite par le mot peuple et celle des enjeux du théâtre populaire, et son histoire témoigne d’une évolution vers une définition restrictive et clivée du peuple. Organe du Théâtre National Populaire de Vilar dans ses premières heures, la revue va progressivement s’éloigner d’une définition civique et pédagogique du théâtre pour promouvoir, à travers l’œuvre de Brecht, un théâtre politique pensé comme engagé dans les combats historiques. 15 Le rôle de critiques comme Barthes et Dort dans la construction du débat sur la fonction politique du théâtre témoigne d’ailleurs à la fois de son intensité et de la pluralité des acteurs impliqués à l’époque – artistes, mais aussi critiques. Et l’on peut voir dans les auteurs de théâtre documentaire des années 1960, réunis autour de Peter Weiss les épigones d’un théâtre politique révolutionnaire au service de la lutte des classes dans un monde bipolaire. En effet, dans ses Quatorze thèses sur un théâtre documentaire 16 , Weiss prône un théâtre qui « soumet les faits à l’expertise » 17 dans le but de démontrer que le vernis démocratique n’est qu’un leurre dont usent les puissants pour masquer la réalité de la lutte des classes, et qui gratte la surface pour montrer l’affrontement des deux « camps [ qui ] se font face » 18 , l’équilibre de la société reposant sur le « rapport de dépendance qui les unit » et qu’il importe d’exposer pour mieux le dépasser. Le théâtre documentaire, loin d’une prétendue objectivité – concept repoussoir, « dont une puissance au pouvoir fait usage afin d’excuser ses actes » 19 , est un théâtre qui « prend parti » 20 et se fonde comme celui de Gatti sur le constat que ne pas prendre parti revient à prendre le parti du plus fort. C’est à l’inverse toujours du côté des faibles qu’entend se placer le théâtre documentaire, dans une conception bipolaire des rapports de force idéologiques et politiques - sur le plan national comme international - qui permet seule d’expliquer une dramaturgie en « noir et blanc » que d’aucuns jugeraient caricaturale, tant elle se montre « sans la moindre aménité pour les assassins [ et ] exprimant à l’égard des exploités toute la solidarité dont on peut faire preuve. » 21

Tout au long des années 1960, le débat sur la délimitation du « peuple » et les enjeux du théâtre populaire comme théâtre politique va se poursuivre, régulièrement alimenté par les innovations artistiques et par la critique, comme en témoignent les deux numéros de la revue Partisans intitulés « Théâtres et politique » 22 , dont le titre même témoigne de la volonté de penser la fonction du théâtre en relation avec son inscription dans le champ politique. Publiés en 1967 et 1969, ils prennent fait et cause pour le « théâtre révolutionnaire » 23 marxiste et le choix affecte la construction même des ouvrages, puisque « les rapports de l’art et de la Révolution [y] sont traités sur les plans sociologique et politique plutôt qu’esthétique. » 24 Après Mai 68, les années 1970 sont globalement celles d’un renouveau du théâtre politique révolutionnaire, qui va se définir violemment contre l’optique d’un théâtre civique et populaire institutionnel encadré par l’Etat 25 , dont la « mort exemplaire » 26 est tout autant souhaitée que décrite, dans un contexte où le « gauchisme » et les aspirations libertaires prennent le pas sur le Parti Communiste et le militantisme hiérarchisé. Le « théâtre d’agit-prop » cède alors la place au « théâtre militant » 27 , puis au « théâtre d’intervention ». 28

L’acception que prend dans cette première lignée la notion de « théâtre politique » peut en définitive être approchée par le biais des différentes expressions qui viennent la préciser, la nuancer voire la corriger. Certaines de ces notions renvoient à la fonction du théâtre et à son mode d’action (« théâtre d’agit-prop », « théâtre militant », « théâtre d’intervention »), d’autres visent le public (« théâtre populaire » au sens où il serait fait par et pour les classes populaires), d’autres encore ciblent prioritairement les formes esthétiques qu’implique la nouvelle fonction du théâtre (« théâtre documentaire »). Certaines ont été forgées par les artistes, tandis que d’autres ne proviennent pas du champ théâtral (« l’agit-prop », version raccourcie de l’agitation-propagande, dont le « théâtre d’agit-prop » ne constitue que l’une des nombreuses dimensions, a été conceptualisée par Lénine en 1902 dans son célèbre Que faire ? 29 ) L’une des caractéristiques essentielles de ce théâtre politique tient au fait qu’il se réclame d’une référentialité toujours double, puisqu’il entend s’inscrire de plain pied dans l’histoire – y compris l’histoire récente voire l’actualité – et dans l’histoire théâtrale, l’ambition révolutionnaire s’appliquant au champ théâtral comme au champ politique. Il s’agit donc d’un théâtre politique qui se définit par opposition à la société bourgeoise et au théâtre bourgeois, d’un théâtre politique conditionnel en quelque sorte, qui est politique parce qu’il est révolutionnaire, donc politique par différence, parce que tout le théâtre ne l’est pas. C’est le sens de la diatribe de R. Rolland précédemment citée, qui stigmatise le théâtre qui se prétend apolitique puisqu’il n’aborde pas explicitement de sujets authentifiés comme politiques, mais qui en fait véhicule l’idéologie dominante, de manière insidieuse, par le biais des formes esthétiques notamment. Au théâtre, la révolution politique est toujours aussi une révolution esthétique, d’où l’opposition très tranchée que fait Brecht de l’épique et du dramatique (au sens du drame aristotélicien.) Cette polémique, qui constitue le point nodal de l’opposition entre la lignée du théâtre politique de combat et celle qui théorise la vocation politique ontologique du théâtre, a été synthétisée dans les années 1960 par le critique de théâtre Bernard Dort dans trois articles majeurs qui tentent de cerner les contours du « théâtre politique ».

Notes
7.

Erwin Piscator, Das PolitischeTheater, 1929. Trad. Française par Arthur Adamov et Claude Sebisch, Le théâtre politique, suivi de « Supplément au Théâtre politique », Paris, L’Arche, 1962.

8.

« En septembre 1920, Meyerhold, en tant que metteur en scène membre du Parti, est nommé par le NARKOM A. Lounatcharski à la tête du TEO de Moscou, la nouvelle capitale, où il devient rapidement le leader du « front théâtral ». Ses perspectives sont radicales : le TEO doit devenir " dans le domaine du théâtre l’organe de la propagande communiste " [« Discours de Meyerhold devant les membres du TEO » (11 octobre 1920), Vestnik teatra, n°71, Moscou, 1920 ] ; il adopte le slogan de " l’Octobre Théâtral " qui, inventé par le critique V. Blum, est d’autant plus agressif que son sigle se déchiffre en russe comme celui du Département Théâtral ; enfin, en 1921, il déclare la guerre civile au théâtre. […] En décembre 1920, Meyerhold résume son programme : l’art ne peut être que politique ; l’art et la vie ne doivent plus être opposés ; "entre les mains du prolétariat, il est l’arme la plus solide de la propagande et de l’agitation communiste […]. " » Béatrice Picon-Vallin, Meyerhold, Les Voies de la création théâtrale, Paris, éditions du CNRS, pp. 85-86.

9.

Erwin Piscator, op. cit., p. 34.

10.

Idem.

11.

« Pendant très longtemps, jusqu’en 1919, l’art et la politique furent pour moi deux voies parallèles. Certes, sur le plan du sentiment, un retournement s’était opéré. L’art ne parvenait plus à me satisfaire. Mais d’autre part je ne voyais pas comment pouvait se produire l’intersection de ces deux voies, la naissance de la nouvelle conception de l‘art, active, combattante, politique. Pour que ce retournement sentimental fût total, devait s’ajouter une connaissance théorique permettant de formuler en termes clairs ces pressentiments. Ce fut la Révolution qui m’apporta cette connaissance. » Ibid, p. 20.

12.

Cette forme fait l’objet d’un chapitre spécifique du livre, le chapitre 8.

13.

Chapitre 19.

14.

« Le théâtre du peuple sera « peuple » ou il ne sera pas. Vous protestez que le théâtre ne doit pas se mêler de politique, et vous êtes les premiers […] à introduire sournoisement la politique dans vos représentations classiques, afin d’y intéresser le peuple. Osez donc avouer que la politique dont vous ne voulez pas, c’est celle qui vous combat. Vous avez senti que le théâtre du peuple allait s’élever contre vous, et vous vous hâtez de prendre les devants, afin de l’élever pour vous, afin d’imposer au peuple votre théâtre bourgeois, que vous baptisez "peuple". Gardez-le, nous n’en voulons pas. » Romain Rolland, Le théâtre du peuple, première édition 1903, cité par Chantal Meyer Plantureux dans sa préface. Romain Rolland, Le Théâtre du Peuple, préface de Chantal Meyer-Plantureux, Bruxelles, éditions Complexe, 2003, p. 15. Il importe de distinguer cette théorisation de la pratique réelle de R. Rolland, beaucoup moins radicale que son discours ne le laisserait supposer. Voir supra, partie II, chapitre 1., 2., b. et c.

15.

Marco Consolini, Théâtre populaire. 1953-1964, Histoire d’une revue engagée, traduit de l’italien par Karin Wackers-Espinosa, éditions de l’IMEC, 1998.

16.

Peter Weiss, « Quatorze thèses sur un théâtre documentaire », in Discours sur les origines et le déroulement de la très longue guerre du Vietnam, illustrant la nécessité de la lutte armée des opprimés contre les oppresseurs, (édition originale Vietnam Diskurs, Suhrkamp Verlag, Frnkfurt-am-Mein, 1967), Paris, Seuil, 1968, pp. 7-15.

17.

Peter Weiss, Thèse 9, ibid, p. 11.

18.

Idem.

19.

Thèse 10, ibid, p. 12.

20.

Idem.

21.

Idem.

22.

Emile Copfermann et Georges Dupré, (numéro préparé par), « Théâtres et politique », revue Partisans n°36, Paris, février-mars 1967. Emile Copfermann, (numéro préparé par), « Théâtres et politique, bis », revue Partisans n°47, Paris, avril-mai 1969,

23.

Emile Copfermann, « Un théâtre révolutionnaire », in Théâtres et politique, op. cit., p. 5.

24.

Emile Copfermann, « Théâtres et politique, bis », in Théâtres et politique, bis, op. cit., p. 3.

25.

Georges Dupré, « Le théâtre malade de la culture », Théâtres et politique, op. cit., pp. 17-28, et Emile Copfermann, « Quelque chose a changé », in Théâtres et politique, bis, op. cit., p. 5.

26.

Patrice Chéreau, « Une mort exemplaire », ibid, pp. 64-68.

27.

Voir Olivier Neveux, Esthétique et dramaturgie du théâtre militant. L’exemple du théâtre militant en France de 1966 à 1979, Thèse de doctorat sous la direction de Christian Biet, quatre volumes, Paris X – Nanterre, 2003.

28.

Jonny Ebstein et Philippe Ivernel, (textes réunis et présentés par), Le théâtre d'intervention depuis 1968 : Etudes et témoignages, Deux Tomes, Lausanne, L'Age d'homme, 1983.

29.

Vladimir Lénine, « III Le trade-unionisme et la social-démocratie. a/ L’agitation politique et son rétrécissement par les économistes » in Que faire ? Oeuvres Complètes, tome V, 1902. Source : http://www.marxists.org/français/lenin/works/1902/02/19020200k.htlm