b. La vocation politique ontologique du théâtre.

Dans  « La vocation politique » 30 (1965), « Une propédeutique de la réalité » 31 (1968) et « Un renversement copernicien » 32 (1969), Dort pose comme évidence initiale l’idée d’une « vocation [par définition] politique » du théâtre, pour ensuite mieux la déconstruire et en montrer le caractère dépassé, dans une perspective historique téléologique qui prend pour aboutissement l’œuvre de B. Brecht. Le contenu de ces articles renvoie donc à la lignée précédemment analysée, mais la formule qu’il synthétise là, en s’appuyant sur une observation de l’histoire théâtrale à double focale, qui remonte à l’Antiquité mais détaille longuement le tournant du XXe siècle, n’en a pas moins continué à irriguer la conception que se font les artistes de la mission ontologiquement politique du théâtre jusqu’à la période contemporaine, puisque les citations liminaires de notre introduction la convoquent encore implicitement. De fait, tout au long du XXe siècle notamment, cette deuxième conception du « théâtre politique » selon laquelle le théâtre, tout le théâtre, serait ontologiquement politique, coexiste avec la précédente. Sa référence fondatrice, passablement mythifiée, gît dans l’Antiquité grecque, et spécifiquement dans la tragédie athénienne du Ve siècle av. J.-C. Plus encore que la forme tragique telle qu’elle fut théorisée par Aristote dans La Poétique, c’est le parallèle entre le théâtre et l’agora et la fonction d’ « assise mentale du politique » 33 que revêtait alors le théâtre dans la démocratie naissante, qui fascine les artistes. C’est là qu’ils puisent la métaphore de « l’espace public » qui leur sert à penser ce qu’ils aiment à nommer « l’assemblée théâtrale », et la référence au « théâtre populaire » comme théâtre qui rassemble l’ensemble de la communauté des citoyens. A la fin du XIXe siècle, c’est d’ailleurs à travers l’opposition entre les deux acceptions de l’expression « théâtre populaire » que peut se comprendre la lutte entre les deux conceptions du « théâtre politique. » Au théâtre de la lutte des classes, qui vise à entériner et à renforcer le clivage pour inciter le peuple à la lutte révolutionnaire, répond le théâtre du Peuple Français, ni bourgeois ni prolétaire, qui rassemble toutes les classes et fédère la communauté civique et nationale. 34 Cette lignée de théâtre du Peuple Français a prospéré dans le contexte républicain et patriotique de la première moitié du XXe siècle, avant que le souvenir des dérives auxquelles avaient pu conduire le sentiment national – et dans une certaine mesure le théâtre de « régénération » de la Nation prôné par Copeau 35 , n’entache durablement cette référence. Le Théâtre National Populaire de Vilar viendra reprendre ce flambeau d’un théâtre politique ontologique et œcuménique, fondé sur toute cette tradition théâtrale historique, mais aussi sur une « mission de service public » qui va s’inscrire désormais de plain pied dans le champ politique institutionnel, puisque c’est à cette époque (1959) qu’un ministère est spécifiquement consacré aux « Affaires Culturelles ». « Théâtre populaire » au service de l’ensemble de la communauté des citoyens, ce « théâtre ontologiquement politique » prend aujourd’hui volontiers le nom de « théâtre citoyen », dans le contexte contemporain précédemment évoqué d’une défiance à l’égard de la « politique », dans la bouche des artistes mais aussi de la critique. Il importe donc de s’interroger sur le rôle que jouent les critiques de théâtre, les journalistes, mais aussi bien sûr les chercheurs, dans la synthétisation, la valorisation, et le devenir, des différentes notions.

Notes
30.

Bernard Dort, « La vocation politique », Revue Esprit, numéro spécial, Mars 1965, repris dans Théâtres, essais, Point, 1986, pp. 233-248.

31.

Bernard Dort, « Une propédeutique de la réalité », Théâtres 1968, repris in Théâtres, ibid, pp. 275-296.

32.

Bernard Dort, « Un renversement copernicien », 1969, repris in Théâtres, ibid, pp. 249-274.

33.

Formule de Christian Meier. Christian Meier, De la tragédie grecque comme art politique, traduit de l'Allemand par Marielle Carlier, Paris, Histoire, Les Belles Lettres, 1999.

34.

« Le fossé entre l’art et le peuple doit être comblé ! Il n’y a pas d’art de classe. L’art est unique. Où est le théâtre unique ? Est-il dans les petites comédies bourgeoises, les pièces salonnières ou les mélodrames qui sévissent aujourd’hui ? Laissons donc le théâtre actuel à ses fournisseurs et à ses habitués et créons le théâtre national, le Théâtre du Peuple français, celui de la démocratie qui naît et s’organise, le théâtre nouveau. » Firmin Gémier, L’Ere nouvelle du théâtre, 1920, cité par Chantal Meyer-Plantureux in Le théâtre populaire, enjeux politiques, de Jaurès à Malraux, préface de Pascal Ory, Bruxelles, éditions Complexes, 2006, pp. 143-144.

35.

« Ce qu'il nous faut c'est un théâtre de la Nation. Ce n'est pas un théâtre de classe ou de revendication. C'est un théâtre d'union et de régénération. » Jacques Copeau, Le théâtre populaire, 1941, publié in Théâtre populaire n°36, quatrième trimestre 1959, et cité par Chantal Meyer-Plantureux in Théâtre populaire, enjeux politiques, op. cit., p. 240.