c. Le rôle de la recherche comme discours idéologique. 36

Le statut des deux lignées de « théâtre politique » – celle du théâtre ontologiquement politique et celle du théâtre de combat politique – dépend, comme nous l’avons vu, des évolutions du contexte idéologique, mais aussi du sort que leur attribuent les chercheurs. Or ces derniers sont à la fois inscrits dans ce contexte idéologique et agents d’idéologie, du fait du caractère relativement prescripteur de leur discours sur telle ou telle notion, qui vient s’ajouter comme une couche supplémentaire à celui des artistes. Il est ainsi indiscutable que les articles de Bernard Dort, critique éminent, mais aussi marxiste et brechtien convaincu, ont joué un rôle considérable dans la manière de penser le « théâtre politique » depuis les années 1960. Il importe plus globalement d’analyser la recherche comme une prise de parti et un moyen de lutte, l’évaluation /dévaluation /réévaluation de telle ou telle expression, de telle ou telle acception, s’inscrivant comme moyen au service de cette fin. C’est dans cette mesure que les travaux menés par l’équipe du CNRS réunie autour de Philippe Ivernel sur le « théâtre d’agit-prop » puis sur le « théâtre d’intervention » peuvent se comprendre comme acte politique de réhabilitation. 37 L’étude du théâtre d’agit-prop est essentiellement redevable à l’heure actuelle aux quatre tomes publiés par cette équipe de recherche en 1977-1978. 38 Dans un contexte politique et théâtral où s’amorçait la mise au rebut des ambitions révolutionnaires, ces travaux manifestent explicitement une ambition de réhabilitation de pratiques passées oubliées ou méjugées parce que considérées de manière caricaturale comme médiocres, forcément médiocres sur le plan artistique, et douteuses sur le plan idéologique, trop inféodées à une idéologie totalitaire. En réaction, l’ambition de l’équipe de recherche du CNRS va être de faire redécouvrir ce théâtre non seulement à la critique mais aux artistes, le théâtre d’agit-prop pouvant fournir des exemples aux praticiens du temps présent. Ce groupe de recherche inscrit ce faisant la recherche sur le théâtre politique dans une démarche en elle-même militante, ce qui induit un traitement spécifique de l’objet d’étude. Ainsi, le caractère auto-actif du théâtre d’agit-prop, fortement mis en relief dans les travaux du collectif du CNRS, relève de leur ambition de réhabilitation davantage que de la réalité historique. Les enjeux militants de cette recherche conditionnent une démarche non historique 39 et c’est dans une certaine mesure parce que le blason de l’« agit-prop » n’a pas été suffisemment redoré, que cette équipe va ensuite forger de toutes pièces une expression qui n’était pas employée par les artistes. Le « théâtre d’intervention » 40 , tendu entre « pôle militant » et « pôle désirant », entre « prise de parti » et « prise de parole » 41 , est jugé mieux à même de prendre en compte les aspirations idéologiques nouvelles dont témoignaient les pratiques nées dans la mouvance de Mai 1968. De même l’expression « théâtre militant » désigne à l’heure actuelle une notion réactualisée dans la sphère universitaire par la thèse de Olivier Neveux 42 , dirigée par Christian Biet, et par le colloque Théâtre et cinéma militants 43 qui ont permis d’élever à la densité d’une notion une réalité historique diffuse et aujourd’hui souvent passée sous silence. O. Neveux, dans son ample recherche sur le théâtre militant, fait lui aussi œuvre de réhabilitation, ce dont témoigne le choix même de sa terminologie : c’est parce qu’elle « oscille » 44 entre « pôle militant et pôle désirant » 45 , qu’il ne reprend pas à son compte l’expression « théâtre d’intervention », et c’est parce qu’elle ne lui paraît pas assez « restrictive » 46 qu’il prend ses distances avec celle de « théâtre politique ». Le « théâtre militant » serait en quelque sorte le sens strict de la définition du théâtre politique, un « théâtre politique en pire » 47 pour ses détracteurs, mais aussi, par ce fait même, un théâtre politique en mieux aux yeux pour ceux qui récusent le sens lâche de l’expression « théâtre politique » et plus particulièrement son synonyme « théâtre engagé. » 48

L’on assiste depuis quelques années à un renouveau de la réflexion universitaire sur les réalités dramaturgiques et scéniques recouvertes par l’expression « théâtre politique ». Plusieurs travaux de recherche ont été réalisés récemment ou sont actuellement en cours, sur le théâtre de propagande 49 , le « théâtre d’intervention » 50 , le « théâtre documentaire » 51 et le « théâtre ouvrier » 52 . Ces recherches s’inscrivent dans une perspective historique ou contemporaine, sont centrées sur la France ou adoptent une perspective comparatiste. Toutes ont en commun de porter sur une acception précise de l’expression « théâtre politique », qu’elles ne convoquent d’ailleurs pas, définissant souvent chacun de ces termes explicitement ou implicitement contre le « théâtre politique », toujours jugé trop polysémique, trop vague et trop confus, mais pourtant reconnu comme une expression incontournable. C’est donc précisément pour cette raison que nous avons voulu au contraire dans le présent travail prendre à bras le corps cette notion plurivoque voire équivoque, et que nous avons fait le pari de faire coexister au sein de notre étude les différentes acceptions plutôt que d’en sélectionner une d’emblée.

On ne cesse de se référer aujourd’hui encore à la notion de « théâtre politique », et si l’idée d’une vocation politique ontologique demeure, celle d’un théâtre de combat comme minorité au service des exploités, des opprimés, semble être retombée dans l’état de marginalisation dont la lutte révolutionnaire marxiste puis post-marxiste l’avait fait sortir, tandis qu’apparaît une troisième conception, relativement neuve celle-là, et fille de la déception des espoirs des années 1970 : l’idée d’une vocation politique ontologique mais qui passe par un rejet de la politique « politicienne. » Partant de cette observation du discours contemporain sur le théâtre politique en France, notre travail a d’abord consisté dans l’interrogation d'une expression qui peut tout autant tenir du pléonasme (tout théâtre est politique) que de l'oxymore (que l’on considère que le théâtre et la politique sont deux sphères radicalement hétérogènes, ou que l’on estime que seul le théâtre qui conteste radicalement la société mérite l’appellation de théâtre politique, et que ce théâtre n’existe plus que de façon très minoritaire.) Encore faudrait-il s’entendre sur la définition à donner au terme politique : La formule « tout théâtre est politique » convoque le terme au sens lâche d'« affaires de la Cité », tandis que dans le second cas, il s’agit d’une acception très restrictive du terme politique. 53 C’est précisément ce caractère flottant et subjectif des définitions internes au champ théâtral qui nous a incitée à construire notre réflexion terminologique sous la forme d'un détour par d’autres disciplines, au premier chef desquelles la science politique.

Notes
36.

Dans notre travail, nous emploierons toujours le terme d’idéologie dans le sens défini par Luc Boltanski et Eve Chiapello, « non le sens réducteur – auquel l’a souvent ramené la vulgate marxiste – d’un discours moralisateur visant à voiler des intérêts matériels et sans cesse démenti par des pratiques, mais celui – développé par exemple dans l’œuvre de Louis Dumont – d’un ensemble de croyances partagées, inscrites dans les institutions, engagées dans des actions et par-là ancrées dans le réel. » Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, nrf Essais, Gallimard, 1999, p. 35.

37.

«  Nous étions partis d’un souci, fortement ressenti dans l’après 68, de ménager la place qui revient au théâtre politique, trop souvent minoré par ce que j’appellerais l’idéologie esthétique. La recherche n’est pas vouée, elle non plus, à planer librement dans les airs. » Philippe Ivernel, « Postface », in Paul Biot, Henry Ingberg et Anne Wibo (études réunies par), Le théâtre d’intervention aujourd’hui, Etudes Théâtrales, n°17, 2000, p. 138.

38.

Collectif de travail de l’équipe « Théâtre Moderne » du GR 27 du CNRS, responsable Denis Bablet Le théâtre d’agit-prop de 1917 à 1932, quatre tomes, Collection Théâtre Années Vingt dirigée par Marie-louise et Denis Bablet, séries « Ecrits théoriques » et « pièces », Lausanne, La Cité-l’Age d’Homme, 1977-1978.

39.

« Délibérément, nous n’avons jamais voulu considérer ce travail d’historien comme un travail historique. Le passé s’appréhende ici, explicitement ou non, dans son rapport au présent, voire même aux tâches à venir. En témoignent les entretiens que l’équipe a pu avoir […] avec un certain nombre de troupes qui font revivre actuellement, sous une forme ou une autre, depuis mai 1968, l’esprit de l’agit-prop. L’expérience de ces troupes, leurs espoirs, nourrissent aussi, indirectement, nos études. » Ibid, p.12.

40.

Jonny Ebstein et Philippe Ivernel, (textes réunis et présentés par), Le théâtre d'intervention depuis 1968 : Etudes et témoignages, op. cit.

41.

Philippe Ivernel « Ouverture historique », in Le théâtre d’intervention depuis 1968, tome 1, ibid, pp. 26-27.

42.

Olivier Neveux, Esthétique et dramaturgie du théâtre militant. L’exemple du théâtre militant en France de 1966 à 1979, op. cit. Cette thèse a fait l’objet d’une publication : Olivier Neveux, Théâtres en lutte. Le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd'hui, Paris, La Découverte, 2007. Toutefois, nous nous réfèrerons prioritairement à l’ouvrage de thèse, dont l’appareillage théorique est extrêmement développé.

43.

Christian Biet et Olivier Neveux (textes réunis et présentés par), Théâtre et cinéma militant, 1966-1981. Une histoire critique du spectacle militant, Paris, L’Entretemps, 2007.

44.

Philippe Ivernel, « Ouverture historique : 1936 et 1968 », in J. Ebstein, P. Ivernel (textes réunis et présentés par), Le théâtre d’intervention depuis 1968, tome 1, Lausanne, L’Age d’Homme, 1983, pp. 26-27.

45.

Idem.

46.

Olivier Neveux, op. cit., volume 1, p. 23.

47.

Ibid, p. 23. Olivier Neveux cite ici Maxim Vallentin, fondateur de la troupe berlinoise du Porte-voix rouge, déjà cité par P. Ivernel dans son « Introduction générale » au Théâtre d’agit-prop 1917-1932, tome 1, Lausanne, L’Age d’Homme, p. 9.

48.

Ibid., p. 24.

49.

Marjorie Gaudemer, Le théâtre de propagande socialiste en France de 1880 à 1914, Thèse de doctorat sous la direction de Christian Biet, Paris X – Nanterre, 2007.

50.

Marine Bachelot, Pratiques et mutations du théâtre d’intervention aujourd’hui en France, Belgique, Italie, mémoire de DEA de Lettres Modernes, sous la direction de Didier Plassard, Université Rennes 2, 2002.

51.

Marine Bachelot, Le document sur la scène de théâtre aujourd’hui en France, Belgique et Italie (titre provisoire), thèse de doctorat en cours sous la direction de Dider Plassard, Université Rennes 2.

52.

Léonor Delaunay, La Phalange artistique : Une expérience de théâtre prolétarien dans l’entre-deux-guerres, Mémoire de DEA, sous la direction de Chantal Meyer-Plantureux et Joseph Danan, Université Paris 3, 2004.

53.

L’argument invoqué est alors que le théâtre en France ne saurait être un théâtre politique au sens d’une remise en question radicale de l’ordre en place de type révolutionnaire, puisque c’est un théâtre public subventionné par l’Etat.