a. Le « théâtre politique », entre définition légitimiste et réflexion aux bords du politique. 55

Le seul point sur lequel semblent s'accorder les chercheurs en Sciences Politiques porte sur la part d'arbitraire et la nécessité de prendre conscience des valeurs investies dans toute définition du vocable « politique » :

‘« Déterminer dans quelles circonstances on peut en toute rigueur employer le terme « politique » est pour partie affaire de choix. (...) On assimile généralement « le politique » à des activités et à des institutions spécialisées, auxquelles on attribue sans hésitation un rôle particulier dans la vie sociale. (...) Ce que nous pensons spontanément comme politique est ce que le sens commun nous incite à désigner comme tel : aussi n’est-il pas surprenant que « le politique » soit aujourd’hui fréquemment assimilé aux activités qui concernent l’Etat. Or le terme politique n’existe pas dans toutes les langues, et quand il existe, il peut revêtir des significations très différentes – la plus large désignant la régulation générale des relations entre groupes et entre individus. On n’échappe donc pas, quelque précaution qu’on prenne, à un choix relativement arbitraire lorsqu’on attribue un sens précis à ce terme. » 56

Si la définition qui assimile le politique « aux activités qui concernent l’Etat » est relativement fréquente aujourd’hui, elle n’en constitue pas moins une approche assez restrictive, en termes non pas de champ thématique couvert mais d'acteurs impliqués. Elle exclut en effet la prise en compte des questions abordées au niveau de ce qu'on appelle la « société civile », pour se centrer sur les institutions émanant de manière directe et indirecte de l'Etat, et se fonde donc prioritairement sur le niveau national. Cette approche élitiste, « par le haut », exclut donc de fait ceux qui, pour des raisons de domination économique, sociale et culturelle, sont exclus de la politique au sens institutionnel et citoyen du terme. Centrer la définition sur le rapport à l’univers politique institutionnel est ainsi problématique en ce que cela met par principe l’accent sur la dimension spécialisée de la politique, et ne peut donc qu'aboutir au constat que les profanes sont exclus de cet univers.

Appliquée au théâtre politique, le choix de cette définition impliquerait de limiter notre objet d'étude aux pièces et spectacles qui se rapportent au gouvernement de la société dans son ensemble, à l'exclusion de ceux qui traitent de problèmes spécifiques à telle ou telle communauté. Encore faudrait-il s'entendre sur le sens du verbe « se rapporter à ». S'agit-il de spectacles qui abordent un ou des sujets politiques, ou de spectacles qui manifestent leur dimension politique par le cadre dans lequel ils sont donnés ? Dans le premier cas seraient politiques, selon la définition précédemment donnée, les spectacles qui traitent de questions se rapportant au gouvernement de la société dans son ensemble, sur le modèle des « state of the nation plays » britanniques 57 , par différence avec les pièces traitant de causes associées à un groupe spécifique, telle la cause des sans papiers, ou celle des femmes battues. La seconde acception du verbe « se rapporter à » inciterait quant à elle à considérer que le théâtre public subventionné par l'Etat serait par nature politique, tandis qu'à l'inverse le théâtre issu de la société civile et particulièrement celui lié au tissu associatif - c'est-à-dire un théâtre fait par, avec ou pour des associations - ne pourrait accéder au statut de théâtre politique. Or, s’il est certain que les missions associées au financement par l'Etat doivent faire l'objet d'une étude spécifique, il n’en est pas moins essentiel de ne pas limiter notre étude au théâtre subventionné par l’Etat.

On mesure donc combien l'approche légitimiste de la politique, tout en présentant l’intérêt majeur de mettre en lumière la question essentielle de l’inscription du théâtre dans l’institution politique, se révèle insuffisante pour envisager le théâtre politique. D’une part, parce que le théâtre subventionné ne fonctionne pas comme un théâtre politique officiel, l'Etat français n'ayant jamais imposé un genre esthétique et idéologique à la manière du réalisme soviétique. Au contraire, c’est davantage la question de l’articulation entre « subversion et subvention » 58 pour reprendre la formule de Rainer Rochlitz, qui mérite d’être questionnée en France. D’autre part, parce que la subvention publique n'est pas uniquement le fait de l'Etat et joue aussi - de plus en plus - au niveau local et non national. Et enfin parce que cette définition du théâtre politique comme théâtre public revient à éliminer le théâtre privé de l'étude du théâtre politique. Le nombre croissant de co-financements et de co-impulsions au niveau local entre partenaires sociaux et culturels, entre associations et structures culturelles privées ou publiques implique de ne pas limiter notre étude aux spectacles financés par le Ministère, d'où la nécessité pour nous d'envisager également d'autres définitions du politique moins restrictives. Les distinctions grammaticales peuvent constituer une voie d'entrée dans l'extrême complexité de la définition du terme « politique » : le genre (masculin ou féminin), la nature (substantif ou adjectif), les dérivés (politisation, politisé) et leurs préfixes éventuels (dépolitisation) peuvent fonctionner comme balises permettant de cerner autant que faire se peut le champ flou recouvert par le concept « politique ».

Notes
55.

Nous empruntons cette formule à Jacques Rancière. Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Folio essais, Gallimard, 2004.

56.

Jacques Lagroye, Sociologie Politique, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, Dalloz, 1993, pp. 25-26.

57.

Les pièces sur l'état de la nation « avaient pour ambition de représenter la société contemporaine, le faisaient sur le mode épique, habituellement avec une distribution importante, et situaient les racines de la société présente dans le passé, les histoires se déroulant souvent sur trente ou quarante ans. » Dan Rebellato, « Walking with Dinosaurs : The Decline and Fall of the State of the Nation Play », Conference Political Futures ?, Alternative Theatre in Britain today, Reading University, April 2004, traduction personnelle, page 2.

58.

Rainer Rochlitz, Subversion et subvention. Art contemporain et argumentation esthétique, Paris, Gallimard, 1994.