b. Entre l’existence et l’essence, pour une approche processuelle du politique.

La distinction générique tend à distinguer « le politique » - le domaine politique, les affaires de la Cité – de « la politique » – activité spécialisée pratiquée par les hommes politiques, renvoyant selon un clivage que pourraient décrier les féministes le masculin à l'abstrait pour laisser les tâches – bassement – matérielles au féminin. La distinction générique, qui entérine davantage un clivage entre idéal et réalisation, souvent entendu comme lieu de compromission, se trouve à l’œuvre dans les propos de S. Braunschweig, qui maintient la référence au politique pour qualifier le théâtre, et la fait jouer précisément contre la politique, que son théâtre entend « trouer. » Un grand nombre d'artistes de théâtre joue implicitement ou explicitement de ce clivage, et revendique l'idée que le théâtre, tout le théâtre, est politique en ce qu'il traite des affaires de la Cité, en critiquant la corruption de la politique – qui renvoie en fait essentiellement à la classe politique, mais parfois aussi aux décisions (jugées injustes) des gouvernements et des gouvernants. Ce clivage se trouve complexifié par un autre, articulé cette fois autour de la nature grammaticale du mot.

Dans l'expression qui nous occupe, le terme politique est un adjectif, qui vient qualifier de manière précise et restreinte le théâtre, suggérant implicitement que le théâtre n'est pas nécessairement politique, auquel cas l'adjonction de l'adjectif aurait été superfétatoire. Au rebours de la précédente, l'interprétation en termes de nature grammaticale nous inciterait donc quant à elle à trancher d'emblée notre question : Si l'expression « théâtre politique » existe, c'est parce que le théâtre n'est pas nécessairement politique. A moins qu’on ne la tienne pour un pléonasme, ou que l’on ajoute une virgule : « le théâtre, politique », « le théâtre, objet politique. » Ou encore « le théâtre, à analyser comme un objet politique. » L’on touche ici au cœur des débats qui ont couru au XXe siècle sur la définition du théâtre politique. Les années 1970 sont celles du slogan « tout est politique », repris à Gramsci, incitant à éclater le champ du politique pour l’élargir à l’intégralité des objets analysables au sein d’une société. Ce qui, dans le champ du théâtre, signifie la reprise de ce que suggéraient R. Rolland et ses confrères dès le début du siècle : que tout le théâtre est politique, y compris celui qui se prétend apolitique alors qu’il véhicule en fait l’idéologie dominante. Et P. Ivernel insistera sur ce fait que « l’idéologie esthétique » est bel et bien une idéologie. 59

Il semble qu’une approche processuelle permette de sortir de l’aporie induite par cette extension in(dé)finie du terme. Au substantif « politique », qui suggère le caractère inné, toujours déjà politique, de la société et de l'individu et qui est jugé aujourd'hui trop fixiste, la science politique préfère souvent celui de politisation. Ce dernier terme, défini par différents critères – les connaissances politiques, l'intérêt déclaré pour la politique et la capacité à s’auto-positionner sur le clivage droite/gauche, paraît plus propice à l'appréhension processuelle. 60 La politisation consiste donc chez un individu dans l'entretien ou le développement d’activités dotées d’une signification politique. Le terme peut aussi renvoyer au processus de construction d’un problème comme étant un problème politique. Mais cette démarche doit, pour être appréhendée pleinement, être resituée dans un contexte plus global. Or le constat le plus généralement partagé aujourd'hui tant par les individus que par le discours politico-médiatique et universitaire semble être celui de la mort du politique, comme en témoignent pour ne citer qu'eux les titres de certains ouvrages : Sinistrose, pour une renaissance du politique 61 , ou La société dépolitisée. 62 Il importera donc de préciser à la fois cette description et ses enjeux. Car cette mort du politique renvoie évidemment à une acception particulière du terme politique, étant entendu par exemple que ni la classe politique ni l'Etat ne sont morts aujourd'hui. Ce premier tour d'horizon du champ lexical du politique révèle la polysémie du terme et la nécessité de fouiller ses carrefours et ses doubles sens. C'est en définitive pour son caractère flou, protéiforme et absolument dépendant du contexte tant politique que théâtral dans lequel elle est prononcée que cette expression a retenu notre attention. Histoire théâtrale, histoire politique, interrogation du discours critique des artistes en tant que groupe social et catégorie professionnelle spécifiques, constituent autant de niveaux d'appréhension des enjeux que recouvre l'interrogation de l'expression « théâtre politique. » Car les différentes citations liminaires témoignent également de la multiplicité des types de discours, des terminologies et des lieux d’analyse de la dimension politique du théâtre, consécutive à la multiplicité des acteurs concernés.

Notes
59.

Philippe Ivernel, « Postface », in Paul Biot, Henry Ingberg et Anne Wibo (études réunies par), Le théâtre d’intervention aujourd’hui, op. cit., p. 138

60.

Voir Nonna Mayer, Social Capital in Democratic Politics, Civic Series, Rusel Papers, 3, 2002.

61.

Vincent Cespedes, Sinistrose, pour une renaissance du politique, Paris, Flammarion, 2002.

62.

Nicolas Tenzer, La société dépolitisée, essai sur les fondements de la politique, Paris, PUF, 1991.