b. … Le choix du mode de traitement du texte : genres, codes théâtraux, et modes d’adresse au spectateur.

L’alternative qui se joue, entre convoquer et évoquer, s’inscrit dans le choix de formes dramaturgiques spécifiques, les deux pôles étant la fable parabolique et la pièce-verbatim, entre lesquels se situerait la « faction » ou fictionnalisation de faits réels. 68 Un spectacle peut recourir à un genre spécifique et référencé « politique », ou à l’inverse choisir de politiser un genre – Yan Ciret regrette ainsi que les metteurs en scène contemporains ne songent pas tant à « politiser le boulevard » qu’à « boulevardise[r] le politique. » 69 La pièce satirique ou la pièce-procès peuvent ainsi être analysées en tant que genres qui inscrivent d’emblée le spectateur dans un univers de référence et conditionnent des attentes spécifiques, avec lesquelles le spectacle peut jouer. Mais au-delà du genre, qui affecte la structure d’ensemble de l’œuvre, l’inscription dans un univers de référence peut passer par des emprunts à des codes ponctuels, et ici encore l’on peut distinguer la référence à des codes de jeu ou d’accessoires associés par leur histoire à des sous-ensembles du théâtre politique. L’utilisation de panneaux pour indiquer les scènes ou les didascalies, la suppression des coulisses, ou encore la dissociation d’une avant-scène destinée aux prises de paroles extra-diégétiques et métadiscursives inscrivent d’emblée une connotation épique. La présence de masques de la commedia dell’Arte, l’utilisation de marionnettes, la présence de tréteaux constituent quant à eux autant de codes d’un théâtre populaire, que cette dénomination renvoie à l’ensemble du peuple ou à la classe laborieuse exploitée. 70 A l’inverse, certaines techniques et technologies se sont dépolitisées, ainsi ce que l’on appelle aujourd’hui « les nouvelles technologies » et qui fait florès sur les scènes contemporaines hérite de techniques utilisées à l’origine par Piscator et les artisans d’un théâtre documentaire soucieux de montrer au plus près la réalité de la misère et de la guerre, afin de convertir le peuple à la cause révolutionnaire. L’on mesure donc combien les questions du genre et des codes doivent être pensées en étroite relation avec celle du mode d’adresse programmé par le spectacle, autrement dit avec celle du « spectateur modèle » inscrit dans la fable et dans le spectacle, à la manière du « lector in fabula » inscrit dans le texte littéraire, théorisé par Umberto Eco. 71

Dans la plupart des cas, il ne s’agira pas de questionner la réception réelle des spectacles, puisqu’en dehors du critère peu discriminant 72 du succès, ou des réactions les plus visibles (cris, larmes, fous rires) mais dont la profondeur est intangible, celle-ci nous est apparue très difficile à mesurer pour diverses raisons. D’une part, l’analyse de la réception immédiate du public supposerait une formation à la pratique de l’entretien sociologique, difficilement envisageable dans le temps imparti pour notre recherche. 73 D’autre part, si l’on sait depuis le bel hommage rendu par Althusser au théâtre de Brecht, que la « réception silencieuse » peut être tout aussi profonde 74 , ses voies n’en sont pas pour autant moins impénétrables. Quelques spectacles font une exception notable et à ce titre très intéressante, quand c’est la « réception » au sens large, autrement dit l’impact politique du spectacle, qui est prioritairement à analyser. 75 Mais, à l’exception de l’analyse des rares cas où l’impact politique d’un spectacle est patent, c’est essentiellement la réception programmée par le spectacle, celle qui pense le spectateur « virtuel » 76 , qui nous intéressera prioritairement.L’on pourrait sur ce point opposer les spectacles « propédeutiques » aux spectacles « performatifs ». Le terme propédeutique, qui désigne l’« enseignement préparant à des études plus approfondies » 77 , insiste sur la modestie d’un théâtre qui ne prétend pas constituer l’alpha et l’omega de l’enseignement en question, mais uniquement y contribuer comme une première étape, chronologique ou logique. Cette terminologie renvoie également à la responsabilité active du public. La propédeutique se décline selon deux modes possibles, celui qui donne une représentation critique systémique du monde – la « propédeutique de la réalité » dont parle Dort 78 – et la propédeutique à l’action prônée par A. Boal, répétition de la lutte, voire de la révolution. A l’inverse, les spectacles performatifs ont pour enjeu de transformer les spectateurs. On pourrait les dire intransitifs en ce qu’ils ne se fondent pas sur la référence au monde réel mais se présentent dans leur qualité d’événements. Il y a un avant et un après de la représentation, laquelle veut par elle-même et pour elle-même transformer le cours des choses.S’agit-il de toucher le spectateur ou au contraire de le faire penser en mettant à distance son émotion, voire en lui montrant les dangers de l’aveuglement qu’une telle émotion peut induire ? Il est entendu qu’à l’échelle globale d’un spectacle l’alternative ne vaut guère, et qu’il s’agit là d’un clivage opérant au niveau macro-analytique pour l’essentiel. Et dans le cas où il est question de le toucher, s’agit-il de le caresser où au contraire de le hérisser ? S’agit-il que le spectacle lui fasse partager une indignation, ou que ce soit le spectacle même qui l’indigne ? Fonction cathartique ou émotion intransitive ? Poser ces alternatives ne doit par ailleurs pas faire oublier la possibilité que le lieu politique d’un spectacle se situe dans son cadre de représentation.

Notes
68.

Nous reprenons ces terminologies qui sont surtout présentes dans la recherche anglo-saxonne et nous paraissent pertinentes pour décrire les formes concernées. L’expression « verbatim » vient de Derek Paget. Derek Paget "What is Verbatim Theatre?", New Theater Quarterly, Vol III, No 12, Nov 1987. L’expression « faction » a été synthétisée par le dramaturge David Edgar. David Edgar, " Politics, Playwriting, Postmodernism " : An Interview with David Edgar » by Janelle Reinelt, Contemporary Theatre Review, 14 april 2004, pp. 42-53.

69.

Yan Ciret, « Contre un théâtre de la pensée unique », Chroniques de la scène monde, op. cit., p. 61.

70.

Un spectacle comme La Vie de Galilée de Brecht, mis en scène par Jean-François Sivadier, contient ainsi un concentré de ces différentes techniques.

71.

Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs, (1979), Paris, Grasset, 1985, coll. Biblio, pp. 70-71.

72.

Le fait est que, pour le spectacle subventionné par l’argent public, le critère du succès d’un spectacle auprès du public payant n’est pas considéré comme un critère pertinent pour les programmateurs, pour qui c’est la réception auprès de la profession qui compte. Un spectacle apprécié du public peut ne pas tourner, alors qu’à l’inverse un spectacle acheté à l’avance par les lieux sera diffusé malgré l’éventuelle désertion du public.

73.

Nous nous sommes engagée un temps dans cette voie – réalisation de questionnaires distribués à la sortie des représentations du spectacle L’Histoire de Ronald, le Clown de MacDonald, de Rodrigo Garcia, lors du festival Mettre en Scène à Rennes les 11, 12 et 13 novembre 2004. Mais les réponses fournies nous ont révélé le besoin de compléter les résultats de ce type de questionnaire par des entretiens, qui seuls permettent d’affiner les critères, de ne pas imposer un cadre trop directif, et enfin de prendre en compte l’évolution de l’appréciation du spectacle dans le temps. Or la formation à la pratique des entretiens semi-directifs aurait été trop longue dans le cadre de notre présente recherche. Nous ne pouvons, sur ce point encore, qu’appeler de nos voeux une collaboration étroite entre les chercheurs des différents champs disciplinaires sur ces questions.

74.

Louis Althusser, « Le Piccolo, Bertolazzi et Brecht. Notes sur un théâtre matérialiste », in Pour Marx, (première édition Maspero 1965), avant-propos de Etienne Balibar, Paris, La Découverte, 1996, pp. 131-152.

75.

L’on pense à l’agression dont a été victime Attilio Maggiuli dans son théâtre, la Comédie Italienne à Paris, roué de coups et mutilé pour avoir « protégé les Arabes » à travers son spectacle George W. Bush ou le triste cow-boy de Dieu, « un impromptu férocement satirique » dans la tradition de la Commedia dell’Arte. A l’exception de son titre, ce spectacle était relativement dépourvu de toute portée critique d’envergure, et c’est sa réception qui l’a transformé en objet politique : « Ce matin-là, Attilio Maggiuli se trouvait seul dans son théâtre quand il a été agressé par deux hommes qui lui ont lacéré le visage à coups de cutter, l'ont roué de coups et ont saccagé le hall de l'établissement. Attilio Maggiuli, qui a été examiné à l'Hôtel-Dieu dans la journée de dimanche, raconte que les deux hommes lui ont reproché de « protéger les Arabes » et ont crié, en s'enfuyant : « Tu pourras dire merci à ce connard de Chirac. » Les deux agresseurs n'ont pas été arrêtés, l'affaire fait l'objet d'une enquête de police. La Comédie italienne avait mis à l'affiche, trois jours avant cette attaque, le 30 avril, George W. Bush ou le triste cow-boy de Dieu. impromptu férocement satirique, écrit, sous pseudonyme, par Attilio Maggiuli dans le plus pur esprit de la commedia dell'arte - à l'époque (XVIIe-XVIIIe siècle), il était courant que les troupes montent en quelques jours des spectacles en réaction à un événement de l'actualité.» Récit de Fabienne Darge, « Agressé, le directeur de la Comédie Italienne retire sa pièce », Le Monde, 10 mai 2003. De même, un spectacle de théâtre est potentiellement susceptible de produire le même effet que le film Indigènes sur les hommes politiques, et de contribuer de ce fait à ce que des mesures politiques soient prises, des lois modifiées ou créées. A ce titre, la présence de Martine Aubry lors des représentations à la Villette en 2004 de Rwanda 94, spectacle qui attaque frontalement la politique africaine de Mitterrand, peut s’analyser comme un acte politique de soutien du parti socialiste, quoique un peu tardif – quatre ans après la création d’une commission d’enquête parlementaire sur la responsabilité de la France dans le génocide, présidée par Paul Quilès – et surtout éphémère, deux ans avant la violente polémique opposant la France au Rwanda de P. Kagamé. Ce cas témoigne plus largement de l’importance du contexte immédiat de réception d’un spectacle.

76.

Hans-Robet Jauss, (Aesthetische Erfahrung und Litterarische Hermeneutik 1, Munich, Fink, 1977), Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.

77.

Le Robert, Dictionnaire de la langue française, tome VII, p. 828.

78.

Bernard Dort, « Une propédeutique de la réalité », Théâtres, op. cit., pp. 275-296.