c. Le cadre de la représentation comme lieu de politisation.

Le choix d'un thème politique et d’un parti pris suffit-il à faire un spectacle politique ? Et inversement l’absence d’un thème politique invalide-t-elle le qualificatif de théâtre politique ? Notre objet n’est pas le « spectacle politique » mais le « théâtre politique », et nous incluons l’amont et l’aval du spectacle, le temps de l’élaboration et le temps de la réception. La présence d’un thème politique peut ne pas suffire : si certains, voire tous les thèmes sont potentiellement politiques, encore faut-il que ce potentiel soit activé. Et inversement, il est possible que la dimension politique d’un spectacle ne provienne pas de son contenu mais du cadre de la représentation. Dans certains cas, et singulièrement celui du théâtre hors-les-murs, c’est avant-tout le cadre dans lequel se déroule le théâtre qui est politisant, et il peut même parfois devenir nécessaire que le thème du spectacle n’aborde pas de questions politiques. Ainsi, dans le cas du théâtre de rue, qui joue sur la frontière entre la représentation théâtrale et l’expérience humaine, réellement vécue par les spectateurs, c’est avant-tout la relation de proximité entre acteurs et spectateurs qui opère. 79 La mise en situation vient se substituer alors au processus d’identification, parfois doublée d’une incertitude des personnes quant au statut de ce qu’elles vivent – l’on pense au principe du « théâtre invisible », les personnes ne sachant pas si ce à quoi elles assistent est la réalité ou une représentation de la réalité.  C’est alors le fait d’être déboussolé qui ouvre le spectateur à l’empathie et à la révision de ses préjugés. 80 Ce théâtre mérite pleinement le titre d’événement théâtral et doit s’appréhender en tant qu’expérience éprouvée par un individu (et non un spectateur), d’où la nécessité dans ce cas de prêter une attention considérable à l’unicité de chaque représentation dans l’évaluation du mode d’être politique d’un spectacle de ce type.

De façon plus radicale encore, dans le cas du théâtre en milieu carcéral par exemple, l’on saisit rapidement les limites de la volonté d’aborder des questions proches des préoccupations concrètes des détenus. D’une part, cela aboutit à les enfermer une nouvelle fois dans leur condition présente, en considérant que rien d’autre ne peut les intéresser. Et c’est de plus leur demander une chose extrêmement difficile, que bien des acteurs professionnels ne parviennent pas eux-mêmes à accomplir – se raconter avec de la distance, jouer sa propre existence. Car la spécificité radicale du théâtre dit d’intervention tient avant tout au fait qu’il abolit les notions d’acteurs et de spectateurs, qu’il abolit même la notion de spectacle puisqu’il se fonde sur un principe d’ateliers. Il n’y a pas d’acteurs ou de metteurs en scène mais des artistes de théâtre qui viennent partager leur pratique, leur langage, au moins autant pour panser les plaies des « participants » que pour les inciter à penser. D’où l’importance d’analyser les relations au sein de l’équipe – le principe d’une équipe ponctuelle hiérarchisée s’opposant ici au collectif, l’intermédiaire entre ces deux pôles étant alors la troupe – et sa composition même, à partir du clivage non-professionnels/professionnels, ce qui pose la question de l'encadrement : Sont-ce des professionnels qui encadrent des non professionnels ? Si oui, dans quel cadre ? S’agit-il de l’initiative d’une compagnie ou d’une commande de l'institution ? Et surtout, quel sens prend le terme « politique » dans ce théâtre qui missionne l’artiste comme travailleur social ?

Notes
79.

C’est le cas notamment dans Itinéraire sans Fond(s), de la compagnie Kumulus, créé en 2003 au festival Châlons-dans-la-rue.

80.

L’on mesure donc combien le contexte des festivals de théâtre de rue vient perturber le principe et les enjeux mêmes de ce type de théâtre, puisque la représentation est prévue, programmée, et le spectateur averti, constitué tel avant que le spectacle ne commence.