5. 1989 comme charnière(s). Multiplicité des événements et de leurs interprétations.

La date de 1989 s'est rapidement imposée, en ce qu'elle coïncide avec plusieurs événements précis dotés d’une forte charge symbolique, à l'échelle internationale, avec la Chute du Mur de Berlin, comme à l’échelle nationale, avec les cérémonies du Bi-centenaire de la Révolution. L’extension temporelle en est plus ou moins importante, et va de l'événement instantané à des durées plus longues – ainsi, 1989 correspond peu ou prou au début du second septennat Mitterrand et, sur le plan de la culture, à la fois à un premier bilan de la politique mise en place par Jack Lang au cours du premier septennat et à un infléchissement de cette politique. Cette date s'inscrit à la fois en rupture, mais aussi dans la continuité avec les événements qui ont précédé - ainsi, pour ne prendre que cet exemple, la lente désillusion à l'égard de l'utopie incarnée par le communisme date au moins de 1956. Et surtout, à partir de cette date s'ouvrent des ères nouvelles, en ce que les différents événements sus-cités sont susceptibles chacun de multiples interprétations. L'effondrement du bloc soviétique peut être considéré comme la preuve de la « fin de l'histoire » 82 et de la politique au sens d'idéal révolutionnaire et d'action en vue de changer le monde, mais il peut au contraire être interprété comme l’occasion d'un renouveau radical d’une contestation politique marxiste affaiblie jusque là par la situation dans le bloc de l’Est. De même les cérémonies du Bicentenaire de la Révolution 83 peuvent être considérées comme l'avènement du règne des droits de l'homme 84 tout comme on peut voir dans les contre-cérémonies qui y ont répondu les prémisses de la contestation altermondialiste contre la démocratie de marché. 85 De multiples événements politiques se sont déroulés depuis 1989, du génocide au Rwanda et de la guerre en ex-Yougoslavie au milieu des années 1990, événements internationaux contemporains du renouveau de la question sociale en France (découverte officielle, au plus haut niveau, de la « fracture sociale », durant la campagne présidentielle, et grèves de décembre 1995), jusqu'aux nouveaux bouleversements de l'équilibre mondial (11 septembre 2001), national (21 avril 2002) et de la question culturelle en France (crise des intermittents) à l'aube du XXIe siècle. Il nous paraît de fait possible de noter une évolution à l’échelle d’ensemble, entre le début et la fin de la période étudiée, et, si 1989 marque a priori une rupture symbolique avec l’idéal révolutionnaire, nous croyons sentir un nouveau renversement, de la désaffection des questions sociale et politique à la fin des années 1980, à un renouveau de ces préoccupations au tournant du XXIe siècle. La prudence est de mise, du fait de deux difficultés inhérentes à notre travail : d’une part, travailler sur l’extrême contemporain prive du temps de « repos » des événements, qui leur fait prendre leur juste place à l’échelle historique, et d’autre part, ayant commencé notre travail au début du XXIe siècle, nous avons pleinement conscience d’avoir travaillé davantage sur des spectacles créés ou tournés depuis cette date que sur le début des années 1990. Si ce fait se justifie pour des questions évidentes de sources disponibles, il pourrait fausser la perspective sur l’ensemble de la période. 86 Il nous semble néanmoins possible, d’après les discours des artistes eux-mêmes comme d’après celui de la critique et d’après les programmations de saisons que nous avons pu consulter, de suggérer que le théâtre s’est recentré sur les questions proprement esthétiques jusqu’au milieu des années 1990, avant que le durcissement de la situation économique sur le plan national ne vienne renforcer et rendre plus tangible un sentiment de confusion des repères et d’insécurité déjà manifeste, engendré par les conflits et tensions à l’échelle internationale. C’est cette dégradation des conditions de vie, et le sentiment accru de précarité, qui vont susciter chez certains artistes la remise en question de l’idée que « nous sommes condamnés à vivre dans le monde dans lequel nous vivons » 87 et susciter le renouveau d’un théâtre référé à une conception politiquement clivée de la société et des rapports sociaux.

En ce sens, en dépit de la posture de regard critique qu’il aime à prendre, le théâtre paraît avant-tout être l’émanation d’une société dans une époque donnée. Sont agissants les événements en tant que tels mais aussi, et peut-être surtout les (r)évolutions intellectuelles que leurs interprétations ont suscitées, de la « fin de l'histoire » au « choc des civilisations » 88 en passant par les antiennes sur la dépolitisation de la société 89 et la défiance de la société civile à l'égard de la politique. Ce sont à la fois ces événements et leurs interprétations qui ont nourri la réflexion et les conceptions des acteurs contemporains du théâtre en France, et qui expliquent la pluralité des définitions du « théâtre politique », liées aux questions aussi épineuses qu'essentielles de la place de l'artiste dans la société, et de la fonction (politique) de l'art. Pour parvenir à penser le « théâtre politique » comme un objet d'étude et non de l'intérieur, le détour par d'autres champs disciplinaires s'impose, en termes de références fondatrices, de méthodologie de la recherche, et en termes d'organisation de l'analyse. Notre réflexion sur le théâtre politique passe ainsi par un recours à la sociologie, tant pour penser tel ou tel point précis (les politiques culturelles comme cadre institutionnel du théâtre politique français), que pour élaborer la structure d'ensemble du travail.

Notes
82.

Francis Fukuyama, « The end of History », National Interest, summer 1989. Traduction intégrale en Français, Revue Commentaire n° 47, Automne 1989.

83.

Steven Laurence Kaplan, Farewell Revolution : Disputed legacies, France, 1789-1989, Ithaca, London : Cornell University Press, 1995, et Patrick Garcia. , Le Bicentenaire de la Révolution Française, Pratiques sociales d'une commémoration, Préface de Michel Vovelle, CNRS Éditions, 2000.

84.

Marcel Gauchet, « Les droits de l'homme ne sont pas une politique », « Quand les droits de l'homme deviennent une politique », in La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, Tel, 2002, pp. 1-26 et pp. 326-385.

85.

Eric Agrikoliansky, « Du tiers-mondisme à l'altermondialisme, genèse(s) d'une nouvelle cause », in Eric Agrikoliansky, Olivier Fillieule, Nonna Mayer, (sous la direction de), L'altermondialisme en France, la longue histoire d'une nouvelle cause, Paris, Flammarion, 2005, pp. 43-73.

86.

Les captations de spectacle sont en effet rares et difficiles à obtenir auprès des compagnies.

87.

François Furet, Le passé d'une illusion, Essai sur l'idée communiste au XXe siècle, Paris, Calmann-Lévy, Robert Laffont, 1995, poche, p. 809.

88.

Samuel Huntington, Le choc des civilisations, (The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, 1996), Paris, Odile Jacob, 2000.

89.

Nicolas Tenzer, op. cit.