A partir d'une interrogation sur la définition et les enjeux d'un théâtre politique en France depuis 1989, nous avons choisi le titre Les cités du théâtre politique pour deux raisons. Ce titre peut se lire comme un écho inversé à l’ouvrage Les cités du théâtre d'art de Stanislavski à Strehler 90 paru en 2000, et à travers ce livre, nous prenons acte d’un contexte actuel de réception du théâtre qui tend à opposer ambition artistique et engagement politique, au titre qu’un théâtre voulant faire acte politique équivaudrait à une instrumentalisation réductrice du théâtre, aboutissant à des spectacles de médiocre qualité artistique, de même qu’à une inféodation politiquement contestable. Cette conception du théâtre se fonde sur une mise à distance de l’héritage révolutionnaire et du théâtre révolutionnaire, et permet de décrire un grand nombre de pratiques et de discours théâtraux actuels. Pourtant, il existe aujourd’hui encore des pratiques théâtrales et des conceptions du théâtre différentes, divergentes, fondées précisément sur une ambition hétérogène, à la fois théâtrale et politique. Coexistent donc plusieurs définitions du théâtre, conditionnant des pratiques théâtrales distinctes. C’est pour cette raison que notre titre fait référence à la notion de « cité » telle qu'elle s'est élaborée autour du sociologue Luc Boltanski, dont les travaux ont non seulement nourri de nombreuses analyses du présent texte 91 , mais ont largement contribué à en bâtir la structure d'ensemble. Il importait de trouver une méthodologie et une construction d'ensemble qui permette de mettre à distance le théâtre, de le penser de l'extérieur, condition indispensable pour cerner la pluralité des définitions du théâtre politique. C’est là qu’intervient la découverte de la méthodologie mise au point par Luc Boltanski avec Laurent Thévenot dans De la justification. Les registres de la grandeur 92 puis réemployée avec Eve Chiapello pour penser Le Nouvel Esprit du Capitalisme. 93 Les travaux de Luc Boltanski se démarquent de certaines dérives de la sociologie d’inspiration marxiste des années 1970, centrée sur les rapports de force et les rapports d’intérêt, sur une certaine forme de violence (réelle ou symbolique.) 94 Ainsi, à l’origine de la démarche mise au point avec Laurent Thévenot dans De la Justification. Les économies de la grandeur, se trouvait la volonté de prendre en compte les justifications que mettent en œuvre les individus pour légitimer leur jugement ou leur action, de sorte qu’ils soient recevables par autrui. S’il y a désaccord entre les individus, ce n’est donc pas uniquement parce que les intérêts personnels sont contradictoires, mais parce qu’il y a une pluralité de principes d’évaluation permettant d’établir l’ordre de grandeur entre différents objets, comme l’explique Luc Boltanski :
‘« La justice prend sens par référence à une exigence d’égalité dans les distributions. Mais, et c’est un vieux thème qu’on trouve déjà chez Aristote, l’égalité ne peut pas être conçue comme une égalité arithmétique. La distribution, pour être déclarée juste, doit être rapportée à la valeur relative de ceux entre lesquels elle est accomplie. Et donc il faut, en amont de l’exigence d’égalité, un étalon, une mesure, ce que nous appelons, nous, un principe d’équivalence, permettant de rapprocher pour les évaluer des personnes ou des choses, dans une situation. » 95 ’Le concept de cité désigne donc un ensemble de conventions très générales orientées vers un bien commun et prétendant à une validité universelle, et a donc originellement à voir avec le souci de justice. 96 Dans chaque cité sont mis au premier plan des personnes, des objets, des relations, des figures relationnelles et des représentations spécifiques, qui entrent en cohérence les uns avec les autres. Chaque cité est organisée en fonction d’un « principe supérieur commun » spécifique, et donc d’un ordre et d’une hiérarchie des valeurs propres, qui vont servir de mode de justification aux acteurs qui s’inscrivent dans cette cité, et vont constituer les bases permettant l’accord au sein de cette cité. Et il y a autant de cités que de principes supérieurs communs. Cette première définition pose donc directement trois questions interdépendantes : quel est le nombre de cités ? Quelles relations les cités entretiennent-elles les unes avec les autres ? Sur quels critères fonder le partage des cités entre elles ? Dans une société à un moment donné il existe une pluralité limitée de principes d’équivalence permettant d’étalonner les objets et les personnes, une pluralité de grandeurs légitimes, qui peuvent entrer en concurrence. 97 Dans Le Nouvel Esprit du Capitalisme, Luc Boltanski et Eve Chiapello identifient ainsi six cités à l’œuvre dans la société contemporaine.Les chercheurs procèdent selon une méthode de va-et-vient entre des analyses d’ouvrages classiques de la philosophie politique, qui ont « chacun énoncé […] un principe pouvant servir de fondation à un ordre juste » des différentes cités, et d’autre part une étude de situations concrètes dans lesquelles les personnes sont amenées à mobiliser les différentes cités comme instruments de justification. Les œuvres fournissent un répertoire des « formes de bien commun auxquelles il est couramment fait référence aujourd’hui dans notre société. » Pour spécifier les différentes cités, en elles-mêmes et les unes par rapport aux autres, L. Boltanski et L. Thévenot sont conduits à établir un système de critères. Outre le principe supérieur commun qui fonde l’équilibre de la cité, et à partir duquel les individus vont établir les équivalences qui permettent d'être d'accord, cinq critères sont distingués, le rapport de grandeur (entre grand et petit), le répertoire des mondes 98 (l'ensemble des sujets et des objets qui occupent le devant de la scène selon que l'on est dans telle ou telle cité), l'épreuve modèle (la situation qui confronte les sujets et objets aux grandeurs représentatives de la cité), la figure harmonieuse (la figure la plus évidente, celle attendue de tous), et enfin le mode d'expression du jugement. 99
Georges Banu (sous la direction de), Les Cités du théâtre d’art, de Stanislavski à Strehler, Paris, éditions Théâtrales, Académie Expérimentale des Théâtres, 2000.
Notamment les analyses sur la souffrance à distance (La souffrance à distance, Paris, Métailié, 1993) et l'opposition entre critique sociale et critique artiste, déjà synthétisée par Eve Chiapello dans Artistes versus managers. Le management culturel face à la critique artiste (Paris, Métailié, 1998), et reprises dans une perspective plus globale par Eve Chiapello et Luc Boltanski dans Le Nouvel Esprit du Capitalisme.
Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, nrf, Gallimard, 1991.
Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
Luc Boltanski, in Cécile Blondeau et Jean-Christophe Sevin, « Entretien avec Luc Boltanski : Une sociologie toujours mise à l’épreuve », ethnographiques.org, numéro 5, avril 2004.
Idem.
Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du Capitalisme, op. cit., p. 61.
Luc Boltanski, in Cécile Blondeau et Jean-Christophe Sevin, art. cit.
A ce titre, nous travaillons donc non seulement sur les cités mais sur les « mondes » du théâtre politique.
Voir à ce sujet le tableau de Livian Y.F et Herreros G. in « L'apport des économies de la grandeur : Une nouvelle grille d'analyse des situations ? », Revue Française de Gestion, n°101, nov-déc 1994, pp. 43-59.