b. Les quatre principes supérieurs communs fondateurs des quatre cités du théâtre politique.

Quatre principes supérieurs communs nous sont apparus efficients pour décrire le monde du théâtre politique en France depuis 1989, et nous avons donc modélisé quatre cités du théâtre politique, qui feront chacune l’objet d’une partie de notre thèse : la cité du théâtre postpolitique, la cité du théâtre politique œcuménique, la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique, et la cité du théâtre de lutte politique. Selon les cités, le principe supérieur commun touche au théâtre ou à la vision du monde. Chacune des cités repose sur une définition du / de la politique, sur une interprétation de la situation politique depuis 1989 et de l’histoire théâtrale, et fait référence à des termes connexes destinés à nuancer, préciser, corriger le sens que prend en son sein l’expression « théâtre politique. »

1. La cité du théâtre postpolitique a pour principe supérieur commun un pessimisme anthropologique et politique radical, et entretient de fait un rapport très paradoxal au politique et partant aux formes-sens antérieures du théâtre politique, peignant essentiellement le monde contemporain comme un paysage dévasté 103 , dé-composé, les ruines politiques se muant en esthétique des ruines et de l’apocalypse dont témoignent la dramaturgie, les choix de mise en scène comme le métadiscours sur le théâtre. Nous avons choisi de commencer par cette cité à la fois parce que les artistes, les pièces et les spectacles qui nous paraissent constitutifs de cette cité bénéficient d’une grande reconnaissance dans la vie théâtrale actuelle (reconnaissance institutionnelle et universitaire), et parce que cette cité se situe dans l’interprétation la plus radicale de 1989 comme rupture avec les conceptions antérieures du politique, de l’histoire et du théâtre politique. En conséquence, cette cité est également celle qui entretient le moins de porosité avec les trois autres.

2. La cité du théâtre politique œcuménique s’inscrit quant à elle dans une histoire théâtrale mythifiée, se référant aux glorieux modèles du théâtre antique et du théâtre populaire de service public. Adeptes du « théâtre d’art », les protagonistes de cette cité tendent à dissocier la sphère artistique de l’engagement politique et à faire primer la première sur le second. Dans cette cité le théâtre est toutefois pensé comme étant ontologiquement politique, parce que l’espace-temps de la représentation théâtrale est pensé comme élément du débat politique au sein de l’espace public. Toutefois, à la fois sur le plan du mode de fonctionnement de ce débat et des principes sur lesquels il se fonde, ce théâtre, qui oscille entre célébration des valeurs démocratiques fondamentales contenues dans la Déclaration des Droits de l’homme et critique des éventuels manquements à ces valeurs, se situe dans un registre moins politique que moral. Dans cette cité dont le principe supérieur commun peut être en définitive synthétisé par la formule « théâtre d’art-service public » 104 , l’engagement des artistes « citoyens » se fait donc essentiellement hors des spectacles, mais au nom de leur identité d’artiste, et se fait sur le mode d’une implication plus émotionnelle qu’intellectuelle, dans des causes moins politiques que morales, que nous nommerons à la suite de L. Boltanski une « politique de la pitié » 105 .

3. La cité de refondation de la communauté théâtrale et politique part du même constat que la cité du théâtre postpolitique d’une désagrégation du sentiment d’appartenance sociale et politique comme du « vivre ensemble ». Mais, parce que cette cité est la seule où le théâtre ne soit pas conçu comme un discours critique sur le monde, le sentiment d’aporie idéologique n’y a pas cours, et l’enjeu est de refonder par la pratique théâtrale la communauté sociale et politique, tout en refondant le théâtre. Cette cité, dont le principe supérieur commun consiste dans la recréation du bien commun par le biais du théâtre comme « lieu commun », renouvelle donc également l’ambition de démocratisation et de conquête d’un public populaire, jadis inhérente à la cité du théâtre politique œcuménique.

4. La cité du théâtre de lutte politique refuse quant à elle le constat d’échec de la prétention à construire un discours critique sur le monde et de l’entreprise révolutionnaire, et entre donc dans un dialogue renouvelé tant avec le marxisme et les théories révolutionnaires qu’avec les mouvements politiques et sociaux présents, dans une société qui rend la lutte des classes d’autant plus âpre qu’elle ne dit plus son nom. En témoignent certaines des thématiques récurrentes sur la période 1989/2007 : l’évolution du monde du travail et de ses représentations (le retour de la prise en compte de la condition ouvrière mais aussi l’apparition des cadres sur la scène théâtrale) et la colonisation et l’immigration. C’est à partir de leur objectif hétérogène au regard de l’ambition artistique qu’il convient donc d’analyser les spectacles et les pratiques constitutives de cette cité du théâtre de lutte politique, raison pour laquelle nos analyses des spectacles insisteront sur les positions politiques qui y sont tenus au lieu de se focaliser uniquement sur les questions formelles. Mais, si le théâtre entend dans cette cité fonctionner comme propédeutique à une action politique, voire une composante de l’action politique elle-même, c’est dans la mesure où il use pleinement des armes esthétique, et cette cité s’inscrit également dans une référence à une lecture de l’histoire théâtrale, mais différente de – et pour partie contradictoire avec – celle à l’œuvre dans la cité du théâtre politique oecuménique, et travaille les références à des artistes (Piscator, Brecht, Boal) et à modèles dramaturgiques et scéniques antérieurs et conçus comme fondateurs, particulièrement celui du théâtre épique et de l’une de ses composantes, le théâtre documentaire.

Notes
103.

Catherine Naugrette, Paysages dévastés, Belfort, Circé, 2004.

104.

Formule utilisée par le Syndeac, syndicat des Entreprises Artistiques et Culturelles. Source :

http://www.syndeac.org/site/article.php?nkv=cGFnZT02NCZpZD0yMQ==

105.

Terminologie que Luc Boltanski reprend à Hannah Arendt dans La souffrance à distance. Luc Boltanski, La souffrance à distance, Paris, Métailié, 1993.