8. Points de rupture, lignes de partage et porosités entre les cités.

Nous l’avons dit, notre corpus inclut à la fois textes dramatiques, discours et spectacles, les spectacles étant eux-même pour partie appréhendés en tant que discours et pas uniquement comme objets esthétiques. Certains spectacles seront très longuement analysés tandis que d’autres ne seront qu’effleurés. Nous ne prétendons pas à une description exhaustive des auteurs, metteurs en scène et spectacles créés en France depuis 1989. Si le point de départ de notre recherche a été un corpus essentiellement déterminé par les programmations et par notre subjectivité, la nécessité de trouver des critères de choix nous a ensuite conduite à un important retour historique qui nous a permis de mettre à distance les spectacles contemporains et de les intégrer dans une histoire théâtrale plurielle, lieu d’affrontement esthétique mais aussi et peut-être surtout, idéologique. Le travail de modélisation nous a alors amenée à opérer des choix dans l’établissement de notre corpus. Certains artistes et non des moindres, sont peu voire ne sont pas abordés, tandis que d'autres ressortent au-delà de ce que semble a priori commander leur notoriété – voire, dans quelques cas, au-delà de ce que justifierait leur qualité artistique. Nous assumons ce décalage, qui a trait à notre volonté de mettre en lumière non pas simplement ce qui prévaut, mais ce qui ressort aujourd'hui, parfois précisément en tant qu'incongruité marginale, de prime abord peu compréhensible. Notre choix des cités s'origine également nous l'avouons sans ambages, dans une volonté compensatoire. Ce modèle permet de neutraliser le poids réel de chacune des conceptions du théâtre politique efficiente en France depuis 1989 dans les discours des artistes et dans les spectacles. Les deux premières cités constituent de fait une réalité importante du paysage théâtral institutionnel et critique, tandis que d’autres formes nous paraissent insuffisamment prises en compte, y compris dans ce qu’elles ont de novateur, de singulier. Nous avons ainsi fait le choix de faire du théâtre de refondation de la communauté politique et théâtrale une transition vers le théâtre de lutte politique. La question de la relation des cités entre elles et du passage de l'une à l'autre, qui se trouve au cœur du projet des sociologues qui ont originellement conçu et utilisé les cités, se pose un peu différemment pour nous. L’objectif de notre travail, aussi simple qu'ambitieux, consiste à tenter de cerner au plus près les contours de la volatile et polysémique notion de « théâtre politique. » Il s'agit donc pour nous de savoir pourquoi et comment se vit et se dit la coexistence de différentes cités au sein d'un même individu ou d'une même troupe. Trajectoires individuelles et mouvements historiques se mêlent pour expliquer les évolutions de ces relations, qui vont de la cohabitation pacifique au conflit, aboutissant à plusieurs schémas possibles d'interaction, de l'effondrement au renforcement en passant par le compromis entre les cités en présence.

Point fondamental, les cités ne sont pas à envisager comme des grilles de lecture dans lesquelles faire rentrer – de force au besoin – l’intégralité d’un spectacle, d’un texte, moins encore la pensée d’un artiste dans sa globalité. Si les cas de conformité stricte et unique à une cité sont possibles, certains artistes recourent à des types de justification empruntés à plusieurs cités. Aussi, en filigrane de notre modélisation nous suggèrerons ponctuellement les points de recoupements, les lignes de partage, et les porosités entre les cités, mais c’est sur ce point essentiellement que notre travail est à entendre comme le premier jalon d’une réflexion en cours. Pour l’heure, c’est essentiellement l’organisation des différentes parties qui suggèrera à la fois les hiérarchies symboliques et les porosités. L’ordre de succession retenu n’est pas anodin, et dit la façon dont la cité du théâtre postpolitique et celle du théâtre politique œcuménique nous paraissent polariser les deux options les plus représentées sur les scènes institutionnelles comme dans le discours des artistes, de même qu’il suggère que la cité de refondation de la communauté théâtrale et politique se trouve à la charnière entre la cité du théâtre politique œcuménique et la cité du théâtre de lutte politique, tant par les objectifs qu’elle vise que par les moyens qu’elle se donne pour y parvenir, dans la conquête du non-public, la réflexion sur la notion d’espace public, et l’ambition d’améliorer sinon révolutionner le monde tout en renouvelant le théâtre, ses codes esthétiques et ses formes de pratique.