Partie I. Le théâtre postpolitique

« Les mondes éloquents ont été perdus. »
René Char, Le Marteau sans maître.

Introduction

« - C’est du théâtre – c’est vrai – mais pour une société dans laquelle le théâtre lui-même est mort. Au lieu de conventions démodées du dialogue entre de pseudo-personnages pataugeant jusqu’à un dénouement filandreux, Anne nous offre un pur dialogue d’objets. […] Elle ne nous offre rien de moins que la représentation de sa propre existence, la pornographie radicale […] de son propre corps brisé et abusé – presque comme celui du Christ.
- En somme, un objet. Un objet religieux.
- Un objet, oui. Mais pas l’objet des autres, l’objet d’elle-même. C’est cela qu’elle propose.
- Mais nous avons déjà vu tout cela. Ne l’avons-nous pas vu dans le soi-disant radicalisme des années soixante – soixante-dix ? […]
- Déjà vu peut-être. Mais pas revu depuis, en tout cas pas vu actuellement, pas vu dans un monde post-radical, post-humain où le mouvement radicaliste prend un autre chemin dans une société où le mouvement radical est simplement une autre forme de divertissement, c’est-à-dire : un produit de plus – dans le cas présent une œuvre d’art – à /consommer. » 106

Cet extrait d’Atteintes à sa vie de Martin Crimp 107 nous paraît emblématique d’une tendance prépondérante sur les scènes théâtrales françaises depuis la fin des années 1980, que nous appellerons « théâtre postpolitique ». Cette formulation un peu incongrue est destinée à bien marquer l’ambivalence de la relation au politique et au théâtre politique qui caractérise cette cité, qui se fonde sur une conception de la culture, du théâtre et du politique marquée au sceau d’une triple impossibilité. Nous étudierons d’abord la conception du politique et de l’histoire ouvertes en 1989 (chapitre 1), qui constituent selon nous le principe supérieur commun de la cité du théâtre postpolitique. Puis nous verrons la façon dont cette conception du politique et de l’histoire fonde une conception de la culture rompant avec celle qui a servi de fondement au théâtre public et à la création du Ministère de la Culture (chapitre 2). Enfin nous analyserons les deux grandes options qui polarisent ce théâtre postpolitique fondé sur l’impossibilité d’un changement de type révolutionnaire. La première, que nous appellerons « théâtre poélitique », replie toute ambition révolutionnaire sur la matière esthétique (chapitre 3.) La seconde option consiste à ne plus représenter plus le monde de manière globale et distanciée, mais à l’exprimer de l’intérieur, sans point de vue globalisant, pour en exprimer le caractère chaotique, incompréhensible, et violent (chapitre 4). Idéologie et esthétique s’entremêlent donc de manière indissociable dans ce méta-théâtre, où le ressassement de sa propre impossibilité tend à prendre la place de l’action dramatique et de l’action politique.

Notes
106.

Martin Crimp, Atteintes à sa vie, in Le traitement. Atteintes à sa vie, traduction de Elizabeth Angel Perez, Paris, L’Arche, 2006, p. 175.

107.

Nous reviendrons sur ce texte de manière détaillée.