a. Le marxisme après-guerre comme première réponse au « plus jamais ça. »

Dans l’immédiat après-guerre, la découverte des camps de concentration ne s’accompagne pas encore d’un discours théorique, ce qui s'explique par deux types de raisons : la survie psychique et la nécessité économique. D'une part, les déportés ne parlent pas de l’expérience inouïe et impensable des camps, et les blessures individuelles et collectives sont beaucoup trop vives pour être regardées en face ou théorisées. D'autre part, l’heure est à la reconstruction, et l’ensemble de la population connaît encore la faim et le rationnement. Cependant, dès cette période, le procès de Nuremberg, qui se déroule du 20 novembre 1945 au 10 octobre 1946, crée la notion juridique de crime contre l’humanité. 111 En 1948, les Nations Unies publient la Déclaration universelle des droits de l'homme 112 , qui constitue un modèle pour tous les gouvernements qui souhaitent s'y conformer. Elle affirme l'existence de « droits de l'homme universels » qui s'appliquent de la même manière à tous les êtres humains. Ce qui domine donc c’est la volonté de faire justice et de tirer les leçons de l’histoire récente, autrement dit d’intégrer l’événement historique que constitue la Seconde Guerre Mondiale dans l’histoire du XXe siècle. D’où une réflexion sur le nom à créer pour désigner ce que Churchill avait qualifié de « crime sans nom ». Le terme de Holocauste apparaît très rapidement dans la bouche des américains. Ce terme, du latin holocustum (brûlé tout entier) désigne «  chez les Juifs [un] sacrifice religieux où la victime était entièrement consumée par le feu. » 113 Certes, nous dit le dictionnaire, le sens du terme n’est pas forcément religieux et peut désigner « un sacrifice total, à caractère religieux ou non ». Mais la référence à la religion et spécifiquement à la religion juive est contenue dans la référence à l’Holocauste avec une majuscule, terme qui met en relief une spécificité de l’extermination des Juifs. La référence à la notion de sacrifice suggère que les victimes se seraient offertes en sacrifice ou que leur extermination aurait été le fruit d’une volonté divine, ce terme est donc sujet à polémiques. Le terme de génocide, créé en 1944 par le juriste polonais Raphaël Lemkin, est repris pour la première fois du point de vue du droit international, par l'accord de Londres du 8 août 1945 portant statut du tribunal militaire international de Nuremberg, chargé de juger les criminels de guerre nazis. La définition est ensuite précisée par la convention sur la prévention et la répression du crime de génocide (article 2), adoptée à l'unanimité par l'Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1948, qui entre en vigueur le 12 janvier 1951. 114 En 1961, le procès de Adolf Eichmann, dignitaire nazi et responsable logistique de la solution finale, modifie la perspective et revêt une fonction importante pour les Juifs et les Israéliens d’appropriation de l’événement que constitue le génocide. 115 Ce procès a lieu à Jérusalem, et fait suite à l’enlèvement de Eichmann en Argentine par le Mossad. C’est le procès Eichmann qui « enclenche le processus d’identification aux victimes et non plus seulement aux révoltés des ghettos et aux résistants » 116 :

‘« L’importance réelle du procès a tenu à sa fonction de thérapie collective. Avant le procès, en Israël, le génocide était presque complètement tabou. Les parents n’en parlaient pas à leurs enfants, et ceux-ci n’osaient pas poser de questions. L’horreur, la culpabilité et la honte plongeaient l’Holocauste dans un profond silence. Beaucoup d’Israéliens se sentaient coupables d’avoir fui l’Europe avant la catastrophe, voire d’y avoir laissé des êtres chers. Nombre de rescapés étaient honteux d’avoir survécu. Bien des Israéliens méprisaient la faiblesse des victimes et demandaient pourquoi les juifs ne s’étaient pas défendus. Certains regardaient de haut les anciens déportés, prétendant représenter, eux, ce "juif nouveau" cher à la mythologie sioniste. C’étaient des gens brisés, physiquement et mentalement. Beaucoup d’entre eux n’avaient pas de plus fort désir que de partager leurs expériences, mais peu de gens s’y intéressaient. […] Le procès Eichmann a marqué le début d’un processus au cours duquel l’Holocauste, de traumatisme mystérieux et terriblement douloureux, s’est transformé en mémoire nationale institutionnalisée, pour devenir un élément essentiel de l’identité d’Israël, de sa culture et de sa vie politique. » 117

Notes
111.

La notion de crime contre l’humanité est ainsi définie par le tribunal de Nuremberg : « L’assassinat, extermination, réduction en esclavage, déportation et tout autre acte inhumain commis contre toute population civile, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs raciaux ou religieux lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal. »

112.

Déclaration adoptée, depuis, par tous les pays membres des Nations unies.

113.

Article « Holocauste », Le Robert, Dictionnaire de la langue Française, Tome V, deuxième édition revue et enrichie par Alain Rey, 1989, p. 214.

114.

Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée à l'unanimité par l'Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1948, article 2 : « Dans la présente convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a. Meurtre de membres du groupe ; b. Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c. Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d. Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e. Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe » . Sur la notion de génocide, consulter Jacques Sémelin, « Massacres et génocides » Le Monde Diplomatique, avril 2004, et Purifier et détruire : Usages politiques des massacres et génocides, Seuil, La Couleur des idées, 2005.

115.

L’historien Stephan Katz ira jusqu’à soutenir qu’un seul génocide a été perpétré dans l’Histoire, celui des Juifs.

116.

Annette Wieworka et Nicolas Weill « La construction de la mémoire de la Shoah : les cas français et israélien », compte-rendu des Conférences et séminaires sur l'histoire de la Shoah, Université de Paris I, 1993-1994 in Les cahiers de la Shoah n°1, Les Éditions Liana Levi, 1994.

117.

Tom Segev, « En 1961, le tournant du procès Eichmann », Le Monde Diplomatique, avril 2001.