c. Le néo-marxisme et l’Ecole de Francfort : critique de la modernité des Lumières… et maintien d’une ambition critique et d’un espoir politique.

L’on peut considérer que c’est l’affiliation au Parti Communiste et au marxisme qui a empêché durant toute cette période la diffusion de la pensée de Hannah Arendt, qui ne pense pas uniquement à partir des notions de lutte des classes et dont la complexe réflexion sur le politique s’accorde mal au monde bipolaire et à la vision du monde dichotomique qui prévaut à l’époque 119 tandis que sa réflexion sur le totalitarisme est mal perçue du fait des successives découvertes concernant la réalité de la situation dans les pays communistes. De fait, Hannah Arendt est alors lue essentiellement dans les milieux libéraux, qui tentent de l’utiliser, parfois à contre-sens. Les idées de Arendt ne seront popularisées que dans les années 1980, comme voie de sortie du marxisme, débouchant pour certains sur une radicalisation de la critique du totalitarisme et une défiance à l’égard de toute institution et de toute forme d’organisation politique ou sociale, alors que pour d’autres sa pensée sur La condition de l’homme moderne ouvre une voie pour retrouver la politique en contexte post-marxiste.La critique qui prévaut dans les années 1960 est celle que font les néo-marxistes gravitant autour de ce que l’on a appelé l’Ecole de Francfort. Ils livrent une critique radicale des Lumières en revenant aux premiers textes de Marx, dont ils prolongent l’héritage d’une pensée critique de dénonciation des injustices contre l’héritage d’une philosophie téléologique de l’histoire fondée sur le progrès et la raison : « [...] L’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains. Mais la terre, entièrement « éclairée », resplendit sous le signe des calamités triomphant partout […]. La raison est totalitaire. » 120 L’antisémitisme et le racisme, données inséparables l’une de l’autre et qui dépassent le cadre de la Deuxième Guerre Mondiale, illustrent le caractère illusoire de la pensée universaliste des Lumières. 121 Horkheimer pratique ainsi « la dénonciation de ce qu’on qualifie actuellement de raison » 122 , suggérant que « le caractère vraiment épouvantable du système réside plus dans sa rationalité que dans sa déraison. » 123 Les Lumières n’ont pas éclairé le monde, elles n’ont pas empêché voire ont conduit à la catastrophe. C’est pour cette raison que désormais « les espoirs que Marx et Lukacs, et Horkheimer lui-même auparavant, avaient placé dans le prolétariat » 124 , Horkheimer les place « dans tous les sujets de la civilisation mais surtout dans les fous, les délinquants et les rebelles "noirs." » 125 Ce processus par lequel la figure de l’exclu, du marginal 126 , vient supplanter celle du prolétaire, et tend à la faire passer à l’arrière-plan, nous paraît primordial, de même que cette évolution du marxisme dans les années 1960. Mais la critique des Lumières et de la raison ne débouche pas sur l’impossibilité de tout projet critique, elle lui ouvre au contraire de nouvelles voies :

‘« La Théorie critique […] peut au premier chef « témoigner contre » la Raison instrumentale 127 ; elle "revaloris[e] une certaine forme de référence à la subjectivité et à la finitude", l’esthétique, particulièrement 128 ; elle met en avant, avec les écrits d’Adorno « un nouvel art de « moraliste » » 129 ; enfin, avec Marcuse, « à travers le destin de la société « sur-répressive » […] , [elle] arrive à point pour fournir à l’explosion de 1968 […] un [de ces] textes de légitimité. » 130 » 131

De fait, dans L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée 132 – ouvrage qui connaît un grand succès aux alentours de Mai 1968 – Marcuse récupère le marxisme contre le capitalisme pour dénoncer le marché et la consommation de masse, qui entraînent une forme de réification de l’homme, la standardisation de la production, des goûts et des individus, ainsi que le passage de l’œuvre au produit. L’auteur dénonce donc déjà la société de consommation, dont la forme démocratique ne doit pas masquer les nouvelles formes de contrôle social qui tendent à dépouiller l'individu-consommateur de sa liberté et de ses goûts et opinions propres. D’où la tentation de rejeter toutes les institutions et les organisations quelles qu’elles soient – y compris les organisations syndicales ou les partis – en ce qu’elles sont toujours déjà, toujours en germe, totalitaires, génératrices elles aussi d’un système qui broie les individus. On trouve dans cet ouvrage « freudo-marxiste » l’ambiguïté qui sera au cœur du mouvement de contestation, mêlant ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello ont nommé la « critique sociale », fondée sur la notion de lutte des classes et le principe de l’organisation et de l’action collective et la « critique artiste » centrée sur la revendication de liberté pour des individus autonomes. Et ce sont ces ambiguïtés, débouchant sur l’échec du mouvement de Mai, ainsi que l’évolution de la situation internationale, qui vont progressivement obérer l’espoir qu’une critique radicale de la société existante soit possible – et non pas la découverte des camps de concentration.

Notes
119.

Mitterrand opposera encore le parti de l’ordre – de la réaction – au parti du mouvement – articulé à l’idée de progrès et d’un sens vers un mieux.

120.

Max Horkheimer, Théodor Adorno, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, Paris, Gallimard, coll. Tel, 2000 (1974), p. 24 ; traduction française de : Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente, New York, Social Studies Association, Inc., 1944, p. 21 et p. 24.

121.

Rolf Wiggershaus, L’école de Francfort, Histoire, développement, signification, (1986), traduction Lilyane Deroche-Gurcel, PUF, 1993, p. 331 et suivantes.

122.

Horkheimer, cité par Rolf Wiggershaus, ibid, p. 336.

123.

Marcuse, « Lettre à Horkheimer » du 18 juillet 1947, en réponse au texte de Horkheimer Eclipse of Reason. Cité par Rolf Wiggershaus, ibid, p. 336-237.

124.

Rolf Wiggershaus, ibid, p. 336.

125.

Idem.

126.

Du marginal psychique en l’occurrence.

127.

Paul-Laurent Assoun, L’école de Francfort, Que Sais-je ?, 2001.p. 102

128.

Ibid, p. 103. 

129.

Idem. 

130.

Ibid, p. 104.

131.

René-Eric Dagorn, « Critique de la théorie critique », EspacesTemps.net, 01.05.2002.

132.

Herbert Marcuse, L'Homme unidimensionnel (1964), Éd. de Minuit, 1968.