iii. La fin de tout projet critique.

La période post-moderne, c’est « l’incrédulité à l’égard des méta-récits » 145 des Lumières que sont la philosophie de l’histoire, de l’idée de vérité et de justice. Mais c’est aussi la fin de tout méta-récit, marxisme et néo-marxisme compris, la fin de tous les discours à fonction légitimante :

‘« Nul ne parle toutes ces langues, elles n'ont pas de métalangue universelle. Le projet du système-sujet est un échec, celui de l'émancipation n'a rien à faire avec la science, on est plongé dans le positivisme de telle ou telle connaissance particulière, les savants sont devenus des scientifiques, les tâches de recherche démultipliées sont devenues des tâches parcellaires que nul ne domine. » 146

La pensée postmoderne va donc plus loin que l’école de Francfort puisqu’elle remet en cause non seulement les modèles critiques passés mais la possibilité même d’un projet critique :

‘« Certes, le modèle critique s’est maintenu et s’est [même] raffiné en face de ce processus, dans des minorités comme l’Ecole de Francfort ou comme le groupe Socialisme et Barbarie. 147 Mais on ne peut cacher que l’assise sociale du principe de la division, de la lutte des classes, venant à s’estomper au point de perdre toute radicalité, il s’est trouvé finalement exposé au péril de perdre son assiette théorique et de se réduire à une "utopie", à une "espérance" 148 , à une protestation pour l’honneur, levée au nom de l’homme, ou de la raison, ou de la créativité, ou encore de telle catégorie sociale affectée in extremis aux fonctions désormais improbables de sujet critique, comme le tiers-monde, ou la jeunesse étudiante. » 149

A l’universalisme des Lumières s’oppose désormais ce que J. A. Amato nommera « l’universalisme du génocide » 150 et de ses victimes, innombrables, et inclassables, avec le risque de plus en plus avéré que l’indignation, fondée sur l’espoir d’une action qui aide les victimes et change le cours de l’histoire, ne cède la place à « l’indifférence et à l’apathie. » 151

Notes
145.

J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, op. cit., p. 67.

146.

Idem.

147.

C’est le titre que portait « l’organe de critique et d’orientation révolutionnaire » publié de 1949 à 1965 par un groupe dont les principaux rédacteurs (sous divers pseudonymes) furent C. de Beaumont, D. Blanchard, C. Castoriadis, S. de Diesbach, Cl. Lefort, J.-F. Lyotard, A. Maso, D. Mothé, B. Sarrel, P. Simon, P. Souyri.

148.

E. Bloch, Das Prinzip Hoffnung (1954-1959), Francfort, 1967. Voir G. Raulet éd., Utopie-marxisme selon E. Bloch, Paris, Payot, 1976.

149.

J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, op. cit., p. 28.

150.

Joseph Amato, Victims and Values, New York, Praeger, 1990, pp. 175-201.

151.

Ibid, p. 200. Citation extraite de Luc Boltanski, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, p. 244.