iv. Fin de l’alternative moderne sur la nature du lien social. Ni Etat-Nation ni lutte des classes.

Pour J.-F. Lyotard, les connaissances se sont transformées sous l’influence des transformations technologiques et de la commercialisation des savoirs. Et la transformation de la nature du savoir et de la circulation des capitaux conduit J.-F. Lyotard au constat d’une perte d’influence du cadre de l’Etat-Nation par rapport aux entreprises multinationales. Dans un contexte de déclin de l’alternative socialiste mais aussi de fin de l’hégémonie du capitalisme américain 152 , la condition postmoderne est donc celle d’une redéfinition des rapports entre l’Etat-Nation, les multinationales et la société civile en général, la classe dirigeante étant composée non plus des « anciens pôles d’attraction formés par les Etats-Nations, les partis, les professions, les institutions et les traditions historiques » 153 , mais par « une couche composite formée de chefs d’entreprise, de hauts fonctionnaires, de dirigeants des grands organismes professionnels, syndicaux, politiques, confessionnels. » 154 La place de l’espace public se trouve donc modifiée, rétrécie par l’effritement du cadre de l’Etat-Nation, augmentée par l’émergence de la société civile. Mais il n’y a plus de consensus collectif sur les fins de la société. La détermination du « but de vie » est « laissé[e] à la diligence de chacun. Chacun est renvoyé à soi. Et chacun sait que soi est peu.  155 » 156 La condition postmoderne se marque donc plus globalement par une rupture de l’alternative moderne entre deux conceptions de la nature du lien social : « la société forme un tout fonctionnel, la société est divisée en deux » 157 , autrement dit de l’alternative entre l’Etat-nourricier et la dictature du prolétariat, l’alternative entre le modèle marxiste de lutte des classes et le modèle républicain. Auschwitz n’est donc pas le seul mode de destruction du projet moderne, et, sous couvert de le réaliser, « la technoscience capitaliste » entérine la rupture avec tout projet de liberté ou de justice sociale articulé autour d’un idéal émancipateur, de tout projet politique de société, et « n’accomplit donc pas le projet de réalisation de l’universalité, mais au contraire […] accélère le processus de [sa] délégitimation. » 158

Notes
152.

J.-F. Lyotard a pressenti la multipolarisation du monde. La Condition postmoderne, op. cit., p. 16.

153.

Ibid, p. 30.

154.

Idem.

155.

C’est un thème central de R. Musil, Der Mann ohne Eigenschaften (1930-1933), Hambourg, Rowohlt, traduction française Jaccottet, L’homme sans qualités, Seuil, 1957. Dans un commentaire libre, J. Bouveresse souligne l’affinité de ce thème de la « déréliction » du Soi avec la « crise » des sciences au début du XXe siècle et avec l’épistémologie de E. Mach ; il en cite les témoignages suivants : « Étant donné en particulier l’état de la science, un homme n’est fait que de ce que l’on dit qu’il est ou de ce qu’on fait avec ce qu’il est […]. C’est un monde dans lequel les événements vécus se sont rendus indépendants de l’homme […] C’est un monde de l’advenir, le monde de ce qui arrive sans que ça arrive à personne, et sans que personne soit responsable. » (La problématique du sujet dans L’homme sans qualités », Noroît (Arras) 234 et 235 (décembre 1978-janvier 1979) ; le texte publié n’a pas été revu par l’auteur.) » Note de Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, op. cit., p. 31.

156.

Idem.

157.

Ibid, p. 24.

158.

Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, op. cit., p. 37.