iv. La fin de la politique comme fin du politique ?

Pour J. Rancière, l'un des plus fins observateurs critiques de la fin de la politique, cette dernière découle de la fin d'un rapport optimiste au temps (la fin de la promesse) qui lui-même est le fruit d'un certain désenchantement du monde et partant du monde politique 167 , autremement dit le fruit d’une conception désenchantée de la politique comme le serait notre monde contemporain. 168 Pour J. Rancière cette conception de la politique vidée de toute inscription temporelle et optimiste dans l'avenir provient d'une lecture erronée du passé, qui voudrait que le processus de révolution soit achevé, laissant place à « un temps homogène, dans une temporalité délestée de la double royauté du passé et du futur. » 169 Nous reviendrons sur cette contestation par J. Rancière de la fin – achèvement et impossibilité – de la politique comme révolution, car son point de vue éclaire la compréhension d’un théâtre contemporain de lutte politique. Pour l’heure nous insisterons sur le constat qu’il fait de la conception du politique et qui, bien qu’erronée à ses yeux, prévaut à l’heure actuelle. C’est ce même constat que livre Pascal Perrineau, professeur à Sciences Po Paris et directeur du Centre de recherche sur la vie politique française (CEVIPOF), quand il estime que « les politiques doivent faire le deuil de la politique révolutionnaire, de cette religion séculaire qui a sévi jusqu’au début des années 80, celle qui disait aux citoyens : "Nous allons changer votre vie. "» 170

La fin de la politique fondée sur la promesse équivaut parallèlement à la fin d'une politique fondée sur le conflit et notamment sur la polarisation gauche/droite du paysage politique français. On trouve chez Jacques Rancière l’idée théorisée par Marc Augé selon laquelle la France, pays pourtant fortement marqué par le clivage gauche/droite depuis deux siècles, fait depuis les années 1980 l’apprentissage d’un discours du consensus « à partir du moment où le sentiment s’est fait jour, dans les cercles officiels de la politique, que sur un certain nombre de questions importantes il n’y avait pas de réelle différence entre les positions de la droite et de la gauche. » 171 L’âge post-moderne peut ainsi se définir comme celui de la fin des fins, fin des méta-récits, fin d’une conception téléologique de l’Histoire, fin d’une définition de l’homme comme sujet en voie d’émancipation héritée des Lumières. Nous avons eu l’occasion de développer les conséquences de l’origine historique de l’effondrement de cette conception de l’histoire qu’est la Deuxième Guerre Mondiale et d’aborder le second coup, fatal, porté par l’effondrement du bloc soviétique. La chute du communisme n’a pas simplement détruit un système politique concret, elle est venue achever l’implosion de la conception de l’homme, de l’histoire et de la politique, comme le précise Myriam Revault d’Allonnes à partir du même constat d’une fin de la promesse qu’évoquait J. Rancière :

‘« La chute du communisme n’a pas seulement vu s’effondrer un système de domination : système caractérisé par une idéologie d’Etat visant à un certain accomplissement de l’humanité. Elle a aussi accéléré la perte ou le vide de sens. Comme l’écrit Emmanuel Lévinas, nous avons aujourd’hui "vu disparaître l’horizon qui nous apparaissait, derrière le communisme, d’une espérance, d’une promesse de délivrance. Le temps promettait quelque chose. Avec l’effondrement du système soviétique, le trouble atteint des catégories très profondes de la conscience européenne." La chute du communisme s’est accompagnée non seulement d’un effondrement du mythe révolutionnaire, mais d’un ébranlement très profond des catégories de pensée qui soutenaient la réflexion politique. Car la disparition de cet horizon d’espérance fait advenir un temps sans promesses. Elle prive l’idée d’émancipation de ses repères messianiques. » 172
Notes
167.

Jacques Rancière, Aux bords du politique, op. cit., pp. 23-24.

168.

Ibid, p. 25.

169.

Idem.

170.

Pascal Perrineau, Le Nouvel Observateur, 6 juin 2002.

171.

Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Champs Flammarion, Paris, 1994, p. 32.

172.

Myriam Revault d’Allonnes, Le dépérissement de la politique – Généalogie d’un lieu-commun, Champs Flammarion, Paris, 1999, p. 208. Cité par Marine Bachelot, op. cit., p. 24.