c. La valorisation de l’art comme contestation dépolitisée.

Cette évolution refond donc en profondeur la conception de l'art et de la culture. Reprenant les slogans de Mai 1968 – peut-être aussi pour mieux faire table rase de la période Duhamel 202 – les hauts dirigeants du Ministère de la Culture socialiste vont définir l'art comme une énergie rétive à tout pouvoir, et dont la force de contestation même ne saurait supporter d'être canalisée par une critique rationnelle à visée constructive. La culture n'est pas à intégrer à une ambition de construction et à un mouvement politique organisé, elle est contestation. Tels sont les propos de Claude Mollard, membre du cabinet de J. Lang :

‘« L'art n'est pas simple ornement mais exigence vitale de création, anticipatrice et dénonciatrice à la fois. L'artiste est trop souvent ignoré, méprisé, bafoué par un système culturel et social conservateur, fondateur d'ordres et de règles. La réflexion sur l'artiste et la société est inséparable de toute recherche sur l'avenir. […] Réfléchir sur l'art, c'est d'abord s'interroger sur soi. » 203

La définition de la culture comme contestation réapparaît régulièrement depuis 1989 comme en témoigne ce propos du Ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres en novembre 2006, qui estime qu’il « est important de laisser à l’artiste ce degré de liberté supplémentaire, par rapport au commun des mortels, qui lui permet de représenter et dénoncer les maux de notre société. » 204 L’artiste a pour tâche la représentation et la dénonciation des maux de la société, et la critique qu'il formule à l'égard de la société est liée à son statut privilégié vis-à-vis des autres membres de la société, quasi « aristocratique ». 205 Son rôle de contre-pouvoir démocratique est institutionnalisé puisque cette définition est voulue par les pouvoirs publics eux-mêmes. Et l’on voit bien le reproche de récupération qui peut être adressé à cet art de contestation institutionnalisé, de même que l’innocuité que son systématisme peut conférer à cette posture critique – nous y reviendrons dans notre étude du théâtre politique œcuménique. Mais cette posture critique peut également passer par un rejet de toute appartenance politique. Cette fonction critique de l’artiste est extrêmement ambiguë en ce qu’elle se démarque des affiliations explicitement partisanes que revendiquaient les artistes proches du parti communiste notamment, jusqu’aux années 1970. La fonction critique de l’artiste provient désormais de son statut d’artiste et non plus de ses prises de position politiques personnelles. De plus en plus, la fonction critique passe par la révolution formelle à l’exclusion d’un contenu politique contestataire précis. Ainsi J. Lang définit en 1979 le rôle social de l'art en ces termes déjà : « La part faite à la création se mesure à l'agitation qu'elle provoque dans le domaine des formes, des goûts, des idées. » 206 La dimension contestataire de l’art est donc affirmée et semble passer par un recentrage sur la dimension esthétique et non politique de l'art, ce qui se fonde à la fois sur le constat d’échec de la culture, et sur une dépolitisation des hommes de théâtre, dans un contexte où la répétition à satiété de l’échec de la culture va paradoxalement accompagner son triomphe en tant que catégorie d’intervention publique. Les années 1980 sont en effet celles d’un triomphe paradoxal de la culture et du Ministère de la culture, dont les artistes de théâtre vont être les premiers bénéficiaires.

Notes
202.

Le premier Ministère de la culture socialiste n'est cependant pas le point origine de la nouvelle conception de la culture : « Cette rhétorique catastrophe a son origine dans l'après 68, elle a eu pour terreau la commission culturelle du VIème Plan, […] et fut habilement poursuivie par l'équipe de Duhamel, rue de Valois, de 1971 à 1973. Elle fut mêlée dans les années 1970 à un discours sur la communication : les hommes ne se comprennent plus, Babel déjà, Jacques Rigaud évoquait un « schisme culturel. » P. Urfalino, op. cit., p. 390.

203.

Le mythe de Babel, Claude Mollard, Grasset, 1984, Avant-propos.

204.

Renaud Donnedieu de Vabres, cité dans « L’enfance de l’art mise en examen », Edouard Launet, Libération, 20 novembre 2006.

205.

Luc Boltanski, in « Vers un renouveau de la critique sociale », Entretien avec Luc Boltanski et Eve Chiapello, recueilli par Yann Moulier Boutang, Revue Multitudes, mis en ligne novembre 2000, disponible à l'adresse http://multitudes.samizdat.net/-Mineure-Nouvel-esprit-du-.html

206.

Jack Lang, cité par P. Urfalino, op. cit., p. 390.