e. Les artistes de théâtre ou la « critique artiste » de la société. .

En quelle mesure cette transformation dans la conception de l’art et de la culture, déconnectés de tout projet critique et de tout espoir d’un progrès de la civilisation et de l’humanité, informe-t-elle la compréhension du théâtre spécifiquement ? Le contexte idéologique général vient-il s’imposer aux artistes de théâtre à leur corps défendant ? Y a-t-il au contraire résistance ? A moins qu’ils n’aient accompagné voire anticipé cette transformation dans la définition de l’art et de la culture ? Dans Critique du théâtre. De l’utopie au désenchantement – ouvrage dont le titre même pointe un certain pessimisme des artistes à la fin des années 1970, J.-P. Sarrazac décrit la période comme celle d’une « mutation rampante » 230 , moins visible mais plus durable que la révolution précédente 231 , mais qui conduira au délitement du sentiment collectif chez les artistes comme chez les spectateurs. L’on assiste dans le même temps à la « dissolution de la communauté théâtrale » et au « passage de l’ère des publics citoyens à celle du spectateur-client […]. » 232 Ce pessimisme quant à la possibilité d’un théâtre politique (y compris en terme de cadre institutionnel) s’accompagne et se nourrit d’un renouveau de la référence à Auschwitz. Cette référence va fonder une posture paradoxale, intenable et indépassable de l’art (et donc du théâtre), qui ne peut plus être politique – au sens d’une critique systématique orientée vers l’action politique – et ne peut plus être que politique – au sens d’une remise en cause de l’ordre existant par la subversion :

‘« Cette idéologie, qu’on doit à quelques ex-révolutionnaires des années 70, est celle de la mort des idéologies. Ils ont adoubé les jeunes entrepreneurs, chanté l’aventure et la flexibilité, ont organisé le retrait de la subversion sur le seul terrain de la culture. » 233

Livré de manière rageuse et polémique par François Cusset, mais déjà théorisé par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, ce constat de la fin, ou plus exactement de l’invalidation de toute prétention à la critique sociale et de la réduction de la subversion au seul champ de la culture, nous paraît une donnée indiscutable et capitale pour comprendre les enjeux du théâtre sur notre période. C’est dans ce contexte de dépolitisation et d’effondrement de l’idéal révolutionnaire que la référence à la Shoah va se trouver réactualisée de manière nouvelle et trouver un écho inédit auprès des artistes de théâtre. Le théâtre se fait l’écho de l’état du monde, ou plus exactement de l’état de la représentation critique du monde. Lui aussi apparaît hanté par l’aboutissement du nazisme, Auschwitz, qui va constituer une fondation philosophique, politique et théâtrale de la seconde moitié du XXe siècle, l’origine d’un nouveau théâtre, hanté lui aussi par la question du Mal et celle de sa propre vacuité. La dépolitisation affecte donc non seulement les acteurs culturels, administrateurs et gestionnaires, mais également les artistes de théâtre. Cette évolution vient modifier en profondeur la fonction qu'on aurait pu croire héréditaire des artistes comme intellectuels qui produisent à travers leurs œuvres un discours critique sur le monde et la société. Il nous paraît nécessaire, dans la mesure où notre première cité constitue également la première partie de notre travail, de faire ici un rappel historique plus général dont certains éléments permettront de comprendre les figures d'artistes que vont convoquer les autres cités, en prenant pour appui essentiel les travaux de Luc Boltanski et Eve Chiapello. 234

Le Nouvel Esprit du Capitalisme est né d'une interrogation des deux sociologues face à la coexistence d'un capitalisme réaménagé et en pleine expansion depuis le milieu des années 1980, avec une dégradation de la situation économique et sociale d'un grand nombre de personnes, sans que ce décalage n'aboutisse à l'essor ou au renouvellement d'une critique qui semble au contraire plus désarmée que jamais. 235 Partant de ce constat d'un mutisme de la critique, les auteurs sont conduits à s'interroger sur les conditions de possibilité de la critique du capitalisme, et plus profondément sur les interactions qu'entretiennent le capitalisme et ses critiques, la force du premier résidant avant tout dans sa capacité de récupération des secondes, lesquelles se transforment et transforment donc par ricochet l'esprit du capitalisme (son discours de légitimation), selon un mouvement dialectique infini. La formulation d'une critique prend naissance dans une expérience désagréable suscitant la plainte. Les auteurs nomment « source de l'indignation » ce premier mouvement émotif, qui seul rend possible la naissance de la critique, mais nécessite ensuite un second temps, celui de la constitution d'un appui théorique et d'une rhétorique argumentative, qui permettent de traduire la souffrance individuelle en termes faisant référence au bien commun. Et c'est ce second temps qui pose problème à l'heure actuelle. La capacité à s'indigner – voire à dénoncer – demeure intacte, mais la critique est désarmée, au sens où elle ne dispose plus d'assises théoriques permettant de transmuer l’émotion et la faire aboutir en arguments mettant à distance la situation présente et, à termes, en propositions d'actions pour changer cette situation. « L'intention [ des auteurs ] n'est donc pas seulement sociologique (tournée vers la connaissance) mais orientée vers une relance de l'action politique au sens de mise en oeuvre d'une volonté collective quant à la façon de vivre. » 236

Notes
230.

Jean-Pierre Sarrazac, Critique du théâtre. De l’utopie au désenchantement, Belfort, Circé, 2000, p. 23.

231.

Jean-Pierre Sarrazac précise : « Pour spectaculaire qu’elle ait été, « la conversion au brechtisme du théâtre européen à la fin des années cinquante aura moins modifié le paysage théâtral que cette mutation rampante qui s’effectue durant cette période. » Idem.

232.

Idem.

233.

François Cusset, « La mort des idéologies est l’idéologie des années 1980 », op. cit.

234.

Eve Chiapello, Artistes versus managers, Le management face à la critique artiste, Paris, Métailié,1998, et Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du Capitalisme, Paris, nrf, Gallimard, 1999.

235.

Le Nouvel Esprit du Capitalisme, op. cit., p. 81.

236.

Ibid, p. 30.