i. Le capitalisme et ses critiques. Critique sociale vs critique artiste.

Pour comprendre cette aporie critique contemporaine, les auteurs reviennent sur les sources d'indignation qu'a suscitées le capitalisme depuis sa naissance, et reviennent donc dans une perspective historique sur la fin du XIXe siècle, pour distinguer quatre sources d'indignation hétérogènes. Le capitalisme a pu au fil du temps être dénoncé en tant qu'il est source de désenchantement et d'inauthenticité – sont visés de la sorte les objets, personnes, sentiments et style de vie associés au capitalisme, en tant qu'il est source d'oppression - qui s'oppose à la liberté, à l'autonomie, à la créativité des êtres humains, soumis sous l'empire du capitalisme à la domination du marché qui désigne le prix des choses et des hommes, et soumis aux formes de subordination de la condition salariale. Le capitalisme a également fait l'objet d'indignation en tant que source de misère et d'inégalités d'une ampleur inconnue dans le passé, et, enfin, en tant qu'il est source d'opportunisme et d'égoïsme, qu'il favorise les seuls intérêts particuliers et se révèle destructeur de liens sociaux et de solidarités communautaires - et surtout des solidarités minimales entre riches et pauvres. Pour penser la critique du capitalisme comme critique de la société existante, les deux sociologues sont conduits à opérer une distinction entre deux types de critiques, qui, dès la fin du XIXe siècle, vont convoquer de manière privilégiée l'une ou plusieurs des sources d'indignation, au détriment d'autres, la critique sociale et ce qu'ils nomment « la critique artiste » 237 , nommée ainsi parce qu'elle a mobilisé les sources d'indignation et les revendications portées par excellence par les artistes, ce qui ne signifie évidemment pas que tous les artistes ne s'inscrivent que dans la critique artiste - certains au contraire ne mobilisent que la critique sociale, comme le manifeste notre quatrième cité - ni que la critique artiste est mobilisée uniquement par les artistes, les cadres constituant, des années 1970 à la fin des années 1990 un relais essentiel de cette forme de critique.

La critique sociale et critique artiste ont pour racine commune la haine du bourgeois, mais leurs arguments diffèrent. La critique sociale « prend appui sur la misère du prolétariat en formation, sur l'indignité des conditions de vie ouvrières » 238 , et le socialisme puis le marxisme théorisent la critique de ce manque de cœur en remettant en cause la bourgeoisie pour « son incapacité à faire avancer l'histoire au-delà de ses intérêts de classe. » 239 La critique artiste « tend en revanche à être anti-rationaliste et fondée sur l'affirmation de l'imagination personnelle comme valeur suprême. » 240 Dès lors, le prolétariat ne vaut guère mieux à ses yeux que la bourgeoisie, « voué lui aussi à l'avidité matérialiste », la seule différence étant qu'il n'y parvient pas. La critique artiste, « individualiste, mais non-démocratique, aristocratique, anti-matérialiste et anti-utilitariste » 241 , qui va privilégier l'être contre l'avoir, revendiquer la liberté et mobilité de l'individu, refusant toute forme d'assujettissement, correspond à la figure de l'artiste bohème, l'adjectif désignant tout ensemble un mode de vie et une posture face à la société, celle du dandy qui ne produit rien, si ce n'est lui-même comme œuvre d'art 242 , celle du génie contre la masse, de l'individu créateur isolé, « au-dessus des nuées » tel l'Albatros de Baudelaire. La critique artiste conteste radicalement les valeurs et options de base du capitalisme en tant qu'il constitue une rationalisation et une marchandisation du monde. Parmi les quatre sources d'indignation possibles face au capitalisme, elle convoque donc le désenchantement et l'inauthenticité d'une part, et d'autre part l'oppression, qui caractérisent le monde bourgeois associé à la montée du capitalisme. De nombreux points opposent donc déjà critique artiste et critique sociale, comme la question du travail, dont le principe même est remis en question par la critique artiste tandis que la critique sociale va revendiquer de meilleures conditions de travail, ou encore la question de l'individualité. La critique artiste est sur ce point d'accord avec la bourgeoisie capitaliste davantage qu'avec la critique sociale qui, inspirée des socialistes et plus tard des marxistes, puise dans deux autres sources d'indignation : L’égoïsme des intérêts particuliers dans les sociétés bourgeoises et la misère des classes populaires dans une société aux richesses sans précédent.

Notes
237.

Selon la définition qu'en a donné Eve Chiapello dans Artistes versus managers. Le management face à la critique artiste, op. cit.

238.

Ibid, p. 14.

239.

Idem.

240.

Ibid, p. 15.

241.

Idem.

242.

Voir F. Coblence, Le dandysme, obligation d'incertitude, Paris, PUF, 1986.