La critique artiste constitue d'un même mouvement une figure de l'artiste (notion qui tend à supplanter celle d'œuvre) et un discours critique contre le capitalisme. Née « de la conjonction à un moment donné d'un statut autorisant la critique, d'une idéologie permettant de l'articuler et d'une expérience sociale suscitant la plainte » 243 , elle a persisté depuis lors, au point que « chaque génération d'artistes rejoue cette mise à distance critique permanente des puissances matérielles de la société moderne » 244 et, alors même que la situation sociale des artistes a considérablement évolué (notamment du fait de l'institutionnalisation unique dans le monde de la culture française), le discours critique et la posture des artistes a conservé longtemps des traces de cette posture.
L'Affaire Dreyfus peut être considérée comme le point de départ, ou à tout le moins l'événement catalyseur de la figure de l'intellectuel, qui se trouve donc originellement intriquée dans celle de l'artiste, puisque c'est Emile Zola qui va devenir le héraut dreyfusard avec son célèbre « J'accuse. » L'intellectuel va être celui qui, parce que son métier exerce son esprit critique, peut et doit prendre position dans le monde politique en tant que regard scientifique, informé. Cette figure va d'autant plus perdurer jusqu'à près la Seconde Guerre Mondiale que les artistes ne sont pas uniquement des artistes et se définissent aussi, surtout, comme des hommes politiques. Cela s'explique par l'influence concurrente et parfois conjointe du PCF et de l'Etat-Nation nourricier, source des deux grandes figures d'hommes de théâtre, celle du compagnon de route du Parti et celle du soldat du service public républicain – figures qui purent à l'occasion se confondre en un même homme : Vilar fut ainsi successivement l'un et l'autre. Les phases d'amalgames entre les deux formes de critiques sont liées à des moments de rapprochement entre monde intellectuel et artistique, et mouvement ouvrier. Ainsi au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, la revue Les Temps Modernes est soucieuse de se tenir à la pointe de toutes les luttes et de concilier l'ouvriérisme moraliste du PC et le libertinage aristocratique de l'avant-garde artistique. Elle va tenter d'amalgamer une critique économique qui dénonce l'exploitation bourgeoise de la classe ouvrière doublée d’une critique des mœurs stigmatisant le caractère oppressif et l'hypocrisie de la morale bourgeoise, et une critique esthétique discréditant le sybaritisme d'une bourgeoisie aux goûts académiques. Mais les deux formes de critique sont le plus entrées en conflit l'une avec l'autre au cours du XXe siècle, du fait de l'évolution de la conjoncture socio-historique et idéologique. La critique de l'individualisme, et son corollaire communautaire avaient pu entraîner une dérive de type fasciste chez certains artistes et intellectuels des années 1930, et à l'inverse, la critique de l'oppression qui va lui succéder après 1968 notamment, a pu d'une certaine manière entraîner doucement une acceptation du libéralisme. Ce sera le cas de nombreux intellectuels et artistes dans les années 1980, venus de l'ultragauche et ayant reconnu dans le soviétisme une autre forme de l'aliénation.
Ibid., p. 44.
Ibid, p. 15.