iv. Du discours critique à portée révolutionnaire au discours anti-politique(s) des artistes…

Si l'on a pu considérer que le PC et des syndicats comme la CGT avaient confisqué le thème de la lutte des classes, il est intéressant de constater qu'aujourd'hui, le contexte de disparition des corps intermédiaires n'a pas induit une reprise en main par les artistes de la question sociale, et que la question de la lutte des classes est évacuée aujourd'hui non seulement par le monde médiatique et politique, mais par les artistes eux-mêmes. Plus encore, les artistes semblent participer activement au développement de la défiance à l’égard de la politique, et portent à ce titre une lourde responsabilité, comme le rappela Martial Gabillard, élu du PS, à Rodrigo Garcia et plus globalement à l’ensemble des metteurs en scène ayant pris la parole au cours du colloque « Mettre en Scène », qui tous insistaient sur le caractère obscur voire mensonger de la parole des hommes politiques :

‘« Je ne me reconnais pas dans ces personnages présentés à la tribune, ces hommes politiques qui ne feraient que de la mise en scène, n’ayant pratiquement pas de contenu, agissant au nom d’intérêts que l’on ne perçoit pas bien… […] A dire, tous pourris, tous pareils, on va vers la condamnation d’une certaine représentation politique. Cette condamnation pure et simple, on sait à quoi, dans l’Histoire, elle a conduit. Donc, battons-nous pour que la vie politique s’améliore, qu’il n’y ait pas seulement une démocratie élective, mais aussi une démocratie quotidienne et que ce combat nous fasse progresser en politique, plutôt que d’affirmer : je rejette le politique. » 247

Le premier risque de rejet de la politique est effectivement qu’il peut contribuer à légitimer les anti-démocrates, dont le 21 avril 2002 a prouvé qu’ils savaient pourtant déjà bien se faire entendre par leurs propres moyens : « Chaque fois qu’un leader ou un artiste ou une personnalité […] rejette les formes organisées de la démocratie, les partis politiques institutionnels, enfin lynche le politique, c’est un peu de travail qui est fait pour [Jean-Marie Le Pen]. » 248 Mais aussi, et peut-être surtout – et même si tel n’est évidemment pas le cas avec Rodrigo Garcia 249 – le risque est que la dépolitisation des artistes et le rejet, dans leur discours, de la classe politique, n’aboutisse en définitive à une adhésion plus ou moins consciente et plus ou moins passive, sous couvert d’un « à-quoi-bon-isme. » Ce rejet peut à certains égards ne paraître qu’une façade, qui cache – bien mal – un acquiescement de fond au système économique dominant :

‘« La critique sociale, lorsqu’elle n’est pas modérée par la critique artiste, risque fort, comme nous l’avons vu avec l’Union Soviétique, de faire fi de la liberté, tandis que la critique artiste non tempérée par les considérations d’égalité et de solidarité de la critique sociale peut très rapidement faire le jeu d’un libéralisme particulièrement destructeur comme nous l’ont montré les dernières années. » 250

La critique artiste participe de l'adhésion au libéralisme et à une vision de la société qui évacue toute référence aux conflits sociaux, et les artistes, peuvent jouer un rôle dans cette évolution. L'on peut penser notamment aux prises de positions de Philippe Torreton, invité de la soirée spéciale organisée par France 2 à la suite des résultats du Référendum le 29 mai 2005, qui acquiesçait avec force à l'affirmation de Bernard Kouchner : « Il n'y a plus de luttes des classes. C'est fini ». 251

Notes
247.

Martial Gabillard, « Echanges : T. Saussez / R. Garcia », in Mises en scène du Monde, Actes du Colloque international de Rennes 2004, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2005., p. 390

248.

Thierry Saussez, ibid, p. 402.

249.

Nous reviendrons sur les contradictions de son œuvre et de son discours.

250.

Luc Boltanski, « Vers un renouveau de la critique sociale », entretien avec Luc Boltanski et Eve Chiapello, recueilli par Yann Moulier Boutang, in Revue Multitudes, article en ligne en novembre 2000, disponible à l'adresse http://multitudes.samizdat.net/-Mineure-Nouvel-esprit-du-.html

251.

Philippe Torreton, invité de la « soirée spéciale » consacrée aux résultats du référendum, France 2, 29 mai 2005.