v. … Rapprochement entre artistes institutionnels et monde politique comme sphère de pouvoir.

Le fait que le sociétaire de la comédie française P. Torreton soit invité à une telle émission, aux côtés d'hommes politiques et de journalistes politiques, doit par ailleurs retenir notre attention 252 , tant il témoigne de la proximité entre sphères médiatique, politique et artistique. De même d'ailleurs que la prise de position de cet artiste et de tant d'autres au moment en faveur du Oui au référendum sur le Traité de Constitution Européenne, qui répondu à l'appel de J. Lang comme en 1981… mais au nom d’orientations idéologiques affirmées différentes – l'on ne peut que constater ici l'évolution des artistes, alliés traditionnels et quasi naturels du socialisme en tant qu'idéologie, en parallèle de l'évolution du Parti Socialiste. Les positions qu'ils tiennent sont liées au rapprochement d'un nombre d'artistes avec les sphères du pouvoir – le premier Ministère Lang fut qualifié de « Ministère des artistes ». Ce n'est pas un hasard si les artistes dont il va être question dans notre cité du théâtre postpolitique sont des écrivains et des metteurs en scène reconnus sur la scène institutionnelle, et l'on peut expliquer leur succès par leur œuvre (à expliquer tant par leur esthétique que leur contenu idéologique) mais l'on peut aussi, pour une part, expliquer à l'inverse leurs thématiques par leur succès. Le fait de jouir d'une assise sociale tend à conférer au propos une certaine distance, les artistes ne parlent pas de leur propre situation économique, politique, il se situent donc à distance, et c'est sans doute ce qui explique que l'art et le théâtre en particulier, qui avaient su être « agent de protestation contre le capitalisme » 253 , voire « dissolvant du capitalisme » 254 , ont pu devenir un « laboratoire de la flexibilité » 255 néolibérale, comme l'a justement analysé Pierre-Michel Menger. Pour Yan Ciret, c’est l’absence de mobilisation des artistes de théâtre 256 dans le conflit social de décembre de 1995 qui révéla au grand jour la triste mais indiscutable transformation du théâtre institutionnel en relais de la « pensée unique » :

‘« Le théâtre est passé du mauvais côté de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « fracture sociale. » Il a basculé – par trahison, lâcheté ou bêtise – dans le camp des vainqueurs. Sans s’apercevoir que ces derniers le maintiennent en vie, sous perfusion subventionnée, le gèrent comme un patrimoine de musée et l’observent comme un singe dans un zoo. […] Face aux nouveaux maîtres, le théâtre a abandonné toute velléité de contradiction, de révolte, même dans ses fictions. […] Le théâtre s’identifie désormais à la seule classe dominante de la société – son public – qui vient là s’acheter une représentation sublimée de lui-même, et se rassurer sur son identité sociale. Pas de place ici pour les vaincus. » 257

Dans le même temps, l'on a assisté chez les artistes à un éloignement du monde intellectuel, que l'on peut interpréter par le fait que le théâtre prétend de moins en moins construire un discours critique sur le monde qui soit tourné vers l'action politique. Rares sont aujourd'hui les artistes qui revendiquent l'appellation « intellectuel », et chez certains le terme a pris une connotation tout aussi péjorative que dans la bouche d'animateurs de télévision. A l'inverse, certains artistes de théâtre, comme Didier Bezace, déplorent qu'aujourd'hui le populaire ait cédé la place au « people » 258 dans les propos et le comportement d'un certain nombre de gens de théâtre connus et reconnus. Le seul élément de discours politique qui semble persister est celui contre la marchandisation du monde et de l'art, ce qui s'explique par un intérêt immédiat des artistes dépendant d'un secteur subventionné. Cet argument justifie notamment le rejet de la dimension de plaisir et de divertissement du théâtre, rejet de la logique commerciale et donc du succès public comme nous le reverrons en clôture de cette partie lors de l'analyse de la polémique du Festival d'Avignon 2005.

Notes
252.

La vie privée du comédien, compagnon à cette époque de la présentatrice du journal de TF1 Claire Chazal, ne saurait être tenue en effet pour une explication à soi seule suffisante.

253.

Pierre-Michel Menger, Portrait de l'artiste en travailleur, Paris, La République des idées, Seuil, 2002, p. 17.

254.

Ibid, p. 19.

255.

Ibid, p. 61.

256.

A de rares exceptions près, comme la tentative de Matthias Langhoff que Yan Ciret mentionne.

257.

Yan Ciret, « Contre un théâtre de la pensée unique », in Chroniques de la scène monde, op. cit., pp. 54-55.

258.

Didier Bezace, « A Aubervilliers, quarante ans de théâtre populaire en banlieue », Le Monde, 03 Janvier 2006.