1. Du projet politique de l’art à l’art pour l’art post-moderne.

Dans sa comparaison entre l’art moderne et l’art post-, Yves Michaud insiste sur l’écart que manifestent ces deux époques quant au statut politique de l’art pour l’art. Pour lui, l’art moderne ne peut être apolitique, « même et surtout quand l’art pour l’art est posé comme le principe de la création », parce que « soit l’art est lui-même conçu comme révolution » 262 , (surréalisme), « soit il accompagne la révolution en marchant du même pas qu’elle ou, au sens propre, comme une avant-garde » 263 (et Y. Michaud cite l’exemple des futuristes et des constructivistes.), soit enfin « il accomplit lui-même dans son domaine propre une révolution par ailleurs impossible. Ce qui n’est pas possible ou seulement trop lointain dans la réalité sociale et politique se voit anticipé ou préfiguré dans les révolutions formelles de l’art. Telle est la thèse développée aussi par Clement Greenberg dans son célèbre article « Avant-garde et kitsch » de 1938. 264 » 265 Si l’art pour l’art moderne demeure doté d’une fonction politique, c’est qu’il met en jeu la figure romantique de l’artiste en prophète social héritée du XIXe siècle. Les artistes sont « engagés » 266 parce qu’ils sont les « voyants et annonciateurs d’un monde en train de venir au jour » 267 Cette figure de l’artiste a posé question à l’art et à la société, et est elle qui induit à son tour l’épineuse question des relations entre artistes et partis politiques ou mouvements sociaux, puisque « pour les partis politiques et les mouvements sociaux, il s’agit d’abord de récupérer les artistes, de les voir s’engager aux côtés des luttes politiques et sociales, de maintenir les rapports entre avant-gardes politiques et avant-gardes artistiques. » 268 Yves Michaud distingue ainsi, parmi les diverses modalités de relations entre artistes et mouvements politiques, trois modes possibles, caractéristiques de la modernité – ou plus exactement du XXe siècle moderne. La première est le compagnonnage, qui va devenir la figure privilégiée de la collaboration entre les artistes et le parti communiste français, s’envisage essentiellement sur le mode du compromis réciproque. Pour assimiler les artistes, le parti accepte des formes en contradiction avec ses propres convictions (Picasso contre l’esthétique prolétarienne du Parti Communiste) « et en retour Picasso fait quelques concessions « qui permettent à chacun des partenaires de sauver la face. » 269 Cette balance précaire finit le plus souvent par pencher de manière fort déséquilibrée jusqu’à dissoudre l’esthétique dans le politique – deuxième mode possible.

Alors « l’œuvre d’art prend […] la dimension démiurgique de l’œuvre d’art wagnérienne totale en se saisissant de l’humanité comme matériau. » 270 Yves Michaud fait ici référence à l’évolution propre aux pays fascistes, qui, comme l’avait remarqué Adorno dans les années 1930, tendent à esthétiser la politique et à se constituer en avant-garde esthétique « en opérant sur un matériau supérieur à celui des arts : les hommes eux-mêmes. Staline devient l’artiste qui sculpte l’homme de marbre de demain et Hitler se glorifie de façonner le peuple lui-même. » 271 Comme la première, cette seconde modalité d’articulation de l’art et du politique semble ainsi avoir été invalidée par l’histoire, aboutissant systématiquement à une récupération politique fondée au mieux sur les malentendus et les compromis, au pire à un « totalitarisme dont l’esthétique ne parvient pas à maquiller longtemps l’horreur. » 272 C’est donc en prenant acte de cette impossible collaboration matérielle que s’est constituée la troisième et dernière modalité repérée par Yves Michaud, celle qui considère l’art comme une révolution intrinsèque. Il s’agit du retrait concret des artistes de la sphère politique – retrait consécutif à une désillusion quant à la possibilité d’une collaboration réelle – et c’est à partir de l’esthétique et du symbolique qu’ils vont aborder l’engagement politique, stratégie de substitution qui tend à faire de l’art une utopie. Yves Michaud discerne cette modalité déjà chez certains surréalistes mais aussi chez les américains, qui ont reporté dans l’art les déceptions du mouvement social, jusqu’au pop art. 273 C’est cette dernière position qui éclaire le plus directement notre compréhension d’un certain théâtre contemporain qui clame à la fois sa défiance à l’égard de la politique et son caractère ontologiquement politique. L’inflexion entre les conceptions moderne et post-moderne de l’art comme révolution intrinsèque tient à la confiance dans la politique elle-même. Le repli contemporain tient ainsi à une double méfiance, à l’égard de l’articulation art / politique, et à l’égard de la chose politique elle-même.

Notes
262.

Yves Michaud, L’art à l’état gazeux, op. cit., pp. 73-74. 

263.

Idem.

264.

Clement Greenberg, « Avant-garde et kitsch » (1938), in The collected Essays and Criticism, vol. 1., Perceptions and Judgments 1939-1944, edited by John O’Brian, Chicago, The University of Chicago Press, 1986, trad. Franç., Art et culture, Paris, Macula, collection « Vues », 1988, pp. 9-28.

265.

Idem.

266.

Ibid, p. 74.

267.

Idem.

268.

Ibid, p. 75.

269.

Idem.

270.

Ibid, p. 76.

271.

Idem.

272.

Idem.

273.

Ibid, pp. 73-74.