2. Le théâtre poélitique, rejet idéologique et esthétique… de l’idéologie.

Par théâtre « poélitique », nous entendons un théâtre qui se fonde sur l’idée que la seule révolution politique possible désormais est esthétique, qui se réclame politique parce que poétique, politique parce que paradoxalement fondé sur un rejet de la politique. Ce théâtre se présente comme le seul théâtre politique possible dans un monde dépolitisé, un théâtre politique parce qu’il ne l’est pas dans un contexte où « l’exigence politique mine la politique comme pratique institutionnelle. » 274 On voit que le théâtre « poélitique » se fonde sur une acception réductrice du mot « politique », qui ne désigne plus qu’une classe politique professionnelle coupée du reste de la population, et qui plus est manipulatrice. Le discours politique devient alors un discours de la saturation, du mensonge, auquel va s’opposer le théâtre, comme discours alternatif. Maryvonne Saison cite notamment Stéphane Braunschweig, qu’elle estime particulièrement représentatif de cette position paradoxale de la mise en scène contemporaine, « aussi opposée à la politique qu'elle est convaincue du caractère politique du théâtre » 275 , et dont nous rappelons ici les propos déjà mentionnés dans notre introduction :

‘« Ce qui me relie à certains, c’est un certain rapport au politique, à une conception politique du geste théâtral, même si celui-ci revêt des options esthétiques très diverses […] ma génération ne vit pas la politique comme une désillusion puisqu’elle n’a pas vécu d’illusions. Pour moi, le théâtre ne réfléchit pas la politique, il la troue. Car la politique c’est ce qui n’autorise pas les rapports de parole. Aujourd’hui la politique est plus idéologique que jamais, quoi qu’on en dise ; elle a bétonné tous les endroits où ça pouvait parler. C’est pour cela que je fais du théâtre : c’est un trou dans ce tissu. Je fais un théâtre d’appel. » 276

Ce rejet de l’idéologie induit d’importants changements esthétiques. Le théâtre « poélitique » se caractérise par un rejet non seulement de la classe politique mais de « la politique » deans son ensemble, définie comme « idéologie », ce dernier terme étant lui aussi invalidé pour cause de totalitarisme, parce qu’assimilé à l’idéal communiste trahi par la réalité de l’URSS  :

‘« Le lien au politique passe, de fait, par le rejet de la politique en son sens traditionnel. La politique évoque l'idéologie, l'illusion : Moïse Touré par exemple, parle d'un " refus épidermique de faire passer de l'idéologie par le théâtre " ; " parce qu'à la différence de la génération précédente, je suis arrivé au théâtre dans les années quatre-vingt au moment où les idéologies tombaient - je veux dire les " autres " idéologies… Pour moi, le théâtre est justement ce qui m'a recueilli après ces effondrements. " […] L'exigence politique mine la politique comme pratique institutionnelle. » 277

La nouveauté tient donc au fait que ce théâtre politique passe par un rejet non seulement d’un point de vue politiquement clivé mais également des thématiques politiques. Pour Maryvonne Saison, « la démarche veut donc que l’on n’oppose pas un théâtre politique à un théâtre qui ne le serait pas : le souci du réel, une remise en cause des pratiques de la représentation caractérisant tout autant une autre partie de la recherche du théâtre contemporain, qui affiche pourtant ostensiblement sa distance par rapport à toute préoccupation politique ou sociale dans le cadre de sa pratique artistique. On y trouve la même volonté d’amener le spectateur à affronter " le réel ". C’est là que nous voyons une modalité politique essentielle au théâtre qui n’est pas concernée par la thématisation du politique : qu’il fasse ou non le choix direct d’un thème politique, le théâtre contemporain revendique en effet l’accès à ce qui, de toutes parts, est nommé " le réel ". Toujours cruciale pour la réflexion théâtrale, la dimension politique s’inscrit dans la pratique de la représentation. » 278 Ce que S. Braunschweig nomme de manière paradoxale «  théâtre de la catastrophe » 279 , ce n'est plus une fable dont le dénouement confère son sens à la représentation du monde qui y est faite, mais un théâtre qui dit l’impossibilité d’un rapport au réel : « Ce que j’appelle "illusion tragique" c’est l’idée que comme il nous manque la possibilité de trouver la relation juste avec le réel, comme nous échouons à le dire, à le maîtriser par le langage, il ne peut que se dérober, s’effondrer même. » 280

Cette idée d'une impossibilité de représenter le monde peut être dite post-moderne en ce qu'elle prend acte du constat de Lyotard selon lequel « nous avons assez payé la nostalgie du tout et de l’un, de la réconciliation du concept et du sensible, de l’expérience transparente et communicable. Sous la demande générale de relâchement et d’apaisement, nous entendons marmonner le désir de recommencer la terreur, d’accomplir le fantasme d’étreindre la réalité. La réponse est : guerre au tout, témoignons de l’imprésentable, activons les différends, sauvons l’honneur du nom. » 281 Toute représentation globale du monde est forcément totalitaire, en puissance sinon en actes. Cette mise en crise de la référentialité n'est pas perçue comme dommageable, car, outre qu'elle constitue un garde-fou anti-totalitaire, elle laisse émerger de ses ruines la poésie pure, délestée de toute transitivité, comme le théorise Henri Meschonnic dans Politique du rythme, politique du sujet :« Il n’y a plus du son et du sens, il n’y a plus la double articulation du langage, il n’y a plus que des signifiants. Et le terme de signifiant change de sens, puisqu’il ne s’oppose plus à un signifié. Le discours s’accomplit dans une sémantique rythmique et prosodique. Une physique du langage. […]» 282 La poésie peut ainsi se définir comme intransitivité du langage mais aussi de l’espace-temps de la représentation, précisément parce qu’alors celle-ci ne représente plus, et enfin comme une intransitivité de l’acteur également, qui n’est plus vecteur d’un personnage ou une fable. C’est en ce sens que Henri Meschonnic prône « le primat du poème sur la figure » 283 , dans un monde et un monde littéraire où « la rhétorique de la catastrophe, vue comme un des effets du signe, laisse la place à une poétique qui est une critique de la modernité dans ses effets de langage, son réalisme et un certain nombre d’illusions où l’art et la littérature jouent un rôle majeur. » 284 D’où cette distinction qui tend à devenir fondamentale entre rhétorique et poétique. Est « rhétorique le langage qui joue de la catastrophe et qui, forme nouvelle de la sophistique, vit de non-intelligibilité : poétique la tentative de créer et de reconnaître, dans et à partir de la catastrophe, des conditions d’intelligibilité. De reconnaître qu’il n’y en a jamais eu d’autres. » 285 La poétique est politique en ce que le sujet qui parle ainsi « agit sur les modes de sentir et de penser, transformant son rapport et les rapports de tous avec le langage, donc avec eux-mêmes et avec les autres. » 286 La pensée de Henri Meschonnic est en réalité très complexe, et n’a que peu à voir avec le post-modernisme, qu’elle rejette comme en témoigne le chapitre intitulé « la post-modernité n’existe pas ou petite logique portative pour rester moderne contre l’époque. » 287 La filiation se fait cependant pour H. Meschonnic par le biais de l’héritage de la « modernité Baudelaire », mère de la « modernité des grandes aventures littéraires et artistiques du XXe siècle qui se sont faites dans l’inséparabilité poétique de l’éthique et du politique » 288 , et définie contre le projet des Lumières et contre l’utilitarisme, du langage comme de l’homme. Il importe de bien distinguer le propos du livre de H. Meschonnic en lui-même de la réception dont il a bénéficié, et notamment de l’usage qu’en fait Maryvonne Saison. Elle y voit la preuve que l’esthétique se définit comme un refus et un refuge, comme une réponse à la crise de la représentation politique, qui s’inscrit plus profondément encore dans une crise de la référentialité, au passé (y compris à l’histoire théâtrale) et au réel extérieur : « Tout se passe alors dans l’être-là du théâtre, au moment du jeu et de l’écoute. Les grands récits politiques et les grandes œuvres restent comme murmures dans les lointains de l’âge d’or : "demeure donc la recherche obstinée d’un théâtre fait de fragments sans homogénéité." » 289 La crise politique est une crise de la référentialité, le signifiant ne renvoie plus au monde réel. Celui-ci, dépourvu de signes, n’est plus interprétable. Le seul sens accessible désormais gît dans les signifiants, et le seul salut de l’art gît dans la poésie du langage, qui ne vise plus la référence mais la création pure. Si cette vision du monde et cette définition de l’art et du théâtre sont actives aujourd’hui, ce discours de légitimation, qui présente comme une observation incontestable ce qui est une interprétation du monde, est de fait contredit par d’autres interprétations de ce même monde.

Notes
274.

Ibid, p. 62.

275.

Idem.

276.

Stéphane Braunschweig, « Appels d’air », propos recueillis par Anne-Françoise Benhamou, in Le journal du maillon, Strasbourg, janvier/mars 1991, p. 14. Cité par Maryvonne Saison, op. cit., p. 62..

277.

Maryvonne Saison, op. cit., p. 62.

278.

Ibid, p. 9.

279.

Stéphane Braunschweig, « Le réel retrouvé », entretien avec A.-F. Benhamou, in Théâtre / Public n°115, janvier-février 1994, p. 49.

280.

Idem.

281.

J.- F. Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, op. cit., p. 31.

282.

Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, Paris, Verdier, 1995, p. 143. Cité par Maryvonne Saison, op. cit., p. 75.

283.

Henri Meschonnic, op. cit., p. 439.

284.

Ibid., p. 444.

285.

Idem.

286.

Ibid., p. 164.

287.

Ibid., pp. 544-554.

288.

Ibid., p. 550.

289.

Maryvonne Saison, op. cit., p. 80.