3. Le théâtre poélitique comme lecture du monde.

a. Description du monde, ou interprétation ?

Ce discours de légitimation se fonde sur un supposé constat, selon lequel aujourd’hui, la seule révolution politique possible est la révolution esthétique, hors de tout contenu et de toute volonté d’ouverture sur l’action politique réelle. Or ce constat est contesté, et existe également dans le théâtre contemporain un théâtre qui prend acte de la dépolitisation pour mieux refonder la communauté politique – ce sera l’objet de notre troisième partie – ainsi qu’un théâtre qui, lui, conteste ce prétendu constat de base et estime qu’il s’agit là d’un mensonge destiné précisément à étouffer toute velléité de contestation en arguant d’une description incontestable alors qu’il s’agit d’un discours prescriptif et contestable – ce sera l’objet de notre quatrième partie. De plus, ce discours de légitimation contient une critique implicite des théâtres à contenu politique, qui voudrait que ces derniers instrumentalisent le théâtre et négligent la dimension – et la qualité – esthétique. Or, s’il peut être vrai que des spectacles à contenu politique sont de médiocre qualité artistique, la multiplicité des exemples n’équivaut pas à la preuve d’une impossibilité de principe. Aux côtés des spectacles « ratés », ou encore des spectacles qui ne visent pas la réussite artistique mais l’efficacité militante, existent des œuvres qui entendent et parviennent à faire œuvre artistique et politique, de manière réciproque.

Nous reviendrons en détail sur les enjeux esthétiques du théâtre qui se définit comme moyen de lutte politique dans notre dernière partie, mais nous souhaitons donner à entendre dès à présent la réponse faite par certains artistes à la critique contenue en germes dans les discours de légitimation que nous avons qualifiée de poélitique. A propos de la genèse de Rwanda 94 290 , spectacle fleuve de plus de six heures, réalisé en collaboration entre le Groupov, compagnie belge, et des artistes rwandais, et qui vise rien moins qu’à constituer une « tentative de réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants » 291 , le metteur en scène Jacques Delcuvellerie insiste sur le fait que, dans la mesure où il s’agissait de faire un spectacle, il fallait utiliser les outils du théâtre. L’esthétique est transitive certes, mais si le spectacle est politique c’est en tant qu’il est une œuvre pleinement esthétique, et le spectacle, fondé sur une dramaturgie composite, contient en lui une méta-fable qui trace l’histoire du théâtre et plus particulièrement du théâtre politique. J. Delcuvellerie, membre de la direction du « Collectif Brecht », précise ainsi les références puisées dans l’histoire théâtrale, qui vont des tragédies grecques à P. Weiss et A. Gatti ou H. Müller en passant évidemment par Brecht et Piscator ou Maïakovski 292 , et explicite également l’ambition de ces dramaturgies passées comme du spectacle Rwanda 94 : « l’invention d’une dramaturgie originale, spécifique traitement du fait ou du contexte en question. » 293 L’inscription dans l’histoire théâtrale en termes de dramaturgie et d’écriture scénique paraît ainsi susceptible de constituer un instrument de choix pour servir un propos politique. Et en outre, le travail poétique sur le langage peut fonctionner non de manière intransitive mais comme réflexion politique. Les mots en eux-mêmes constituent des enjeux politiques et le travail poétique de certaines écritures théâtrales contemporaines vise à servir une réflexion voire une prise de position politique. Sans développer ici encore, mentionnons le travail de Hélène Cixous dans La Ville Parjure ou le réveil des Erinyes. 294 L’un des enjeux du procès fictif que met en scène la pièce porte sur la redéfinition de certains mots, qui seule permet la requalification de l’acte commis par les autorités médicales et gouvernementales contre les victimes du scandale du sang contaminé. Le néologisme « voulutuer » est ainsi consubstantiellement un travail poétique et politique, car les Erinyes entendent prouver avec « les griffes des mots » 295 la culpabilité de ceux qui n’ont pas tout fai[t] pour ne pas tuer », qui ont « bienvoulutuer. » 296 Le néologisme vient ainsi contredire l’argument utilisé par les accusés d’un « homicide naturel. » 297 Nous voyons donc que le travail poétique peut constituer un travail politique au sens où il est tourné vers une finalité extérieure à lui-même, et qu’à l’inverse, l’argument d’une dimension politique ontologique du travail poétique, avancé comme légitimation du caractère politique du théâtre poélitique, fournit matière à discussion.

Notes
290.

Voir supra, Partie IV, chapitre 2, 3, f.

291.

Jacques Delcuvellerie, cité par Philippe Ivernel, in « Pour une esthétique de la résistance », in Rwanda 94. Le théâtre face au génocide, Alternatives Théâtrales n°67-68, Bruxelles, avril 2001, p. 12..

292.

Jacques Delcuvellerie, « Dramaturgie », ibid, p. 52.

293.

Idem.

294.

Voir partie II, chapitre 2, 3, d. 1.

295.

Hélène Cixous, La Ville Parjure ou le réveil des Erinyes, Paris, éd. Théâtre du Soleil, 1994, p. 123.

296.

Idem.

297.

Ibid, p. 124.