b. L’esthétisme, révolution ou repli ?

Il y a parfois loin de l’intention à la réalisation, et plus encore de la réalisation à l’interprétation par le public, et Maryvonne Saison pointe d’ailleurs dans les premières pages de son ouvrage le risque d’un « théâtre pour initiés », estimant que « malgré l’exiguïté relative du public à qui, de fait, il s’adresse, [le théâtre est] le dernier des arts à pouvoir céder à la tentation du repli sur soi, de la spécialisation et de l’hyper-réflexivité. » 298 Nombre d’artistes ont d’ailleurs critiqué dès les années 1970 la posture de repli dans une tour d’ivoire adoptée par certains artistes de théâtre face au chaos du monde, tels Jean Jourdheuil : « Dans le brouhaha du monde comme il va, les intellectuels (les artistes) mènent une existence insulaire, d’aucuns diraient : incarnent l’être-là de l’insularité. Solidement campés sur des rochers de carton-pâte […] ils en appellent à des interlocuteurs de leur état, et leurs voix se répondent, rasant les flots, comme au désert. » 299

Le théâtre « poélitique » se fonde sur le rejet des thématiques politiques, et sur l’affirmation qu’il ne saurait exister de révolution que formelle, parce que la révolution et même l’action politique sont impossibles, et que le monde est irreprésentable. Ce discours de légitimation d’un théâtre poétique auto-référentiel se comprend dans le contexte de dépolitisation de la société en général et des artistes de théâtre et acteurs culturels en particulier, et dans le contexte d’une crise de la référentialité de l’art liée à l’effondrement des discours critiques sur le monde susceptibles de déboucher sur un projet et une action politiques. En cette mesure il s’agit d’un discours de légitimation spécifique à la cité du théâtre postpolitique, puisque nous avons vu que d’autres artistes récusent aujourd’hui cette vision du monde et de la société, et rejettent de ce fait cette définition de l’art, de la culture et du théâtre. Le théâtre poélitique ne rejette cependant pas de manière unilatérale l’ambition politique de l’art, il en fait plutôt une exigence paradoxale. Comme nous l’avons constaté dans nos citations liminaires, malgré la défiance à l’égard de la classe politique et la désaffection de l’engagement au sein de partis, est parallèlement maintenu l’argument selon lequel le théâtre est ontologiquement politique. Les artistes continuent à se réclamer d’un théâtre politique y compris – et désormais surtout – quand les œuvres ne traitent pas des questions politiques et alors même qu’ils rejettent l’idée d’une articulation entre art et projet politique critique. C’est ce qui explique notamment que la référence au théâtre antique et à l’assemblée théâtrale, qui fondent l’idée d’une vocation politique ontologique du théâtre, persiste aujourd’hui dans la cité du théâtre postpolitique comme dans les trois autres. Le théâtre « poélitique » ressortit essentiellement pour ce qui nous intéresse à un discours de légitimation, bien plus qu’à un courant esthétique et dramaturgique dont on pourrait tracer les manifestations à travers des spectacles, précisément parce qu’ils sortent dans ce cas de notre objet d’étude. Il ne constitue cependant pas l’unique modalité de redéfinition du théâtre politique depuis les années 1980. Une autre tendance, manifeste quant à elle en discours et en spectacles, surtout à partir du milieu des années 1990, maintient la volonté de regarder le monde en face, tout en prenant acte de l’impossibilité contemporaine post-moderne de fournir un regard critique et distancié de la réalité. Il s’agit donc désormais d’exprimer ce monde réel, soit pour dire l’impossibilité de dire le monde, soit pour dire l’incohérence de ce monde, soit enfin pour dire sa violence, interprétée à la lumière d’un pessimisme anthropologique radical.

Notes
298.

Maryvonne Saison, op. cit., p. 16.

299.

Jean Jourdheuil, Le théâtre, l’artiste, l’Etat, Paris, Hachette, 1977, p. 42. Cité par M. Saison, p. 16.