Chapitre 4. Un théâtre-expression d’un monde contradictoire et violent

La perte des grands repères politiques n’a pas suscité que le repli sur la sphère esthétique. Tout un pan du théâtre maintient fortement la référence au « réel » et, à travers cette formule, la filiation avec les « théâtres réels » que constituaient selon Bernard Dort les dramaturgies épiques. Mais avec un changement de taille : il s’agit non plus de représenter un monde clivé mais d’exprimer un monde éclaté, contradictoire et violent. Il n’est plus question de tenter de saisir la réalité en mettant en relation la petite histoire et les destins individuels avec le cours de la grande Histoire pour mieux changer cette dernière, mais d’exprimer un monde chaotique et violent. Le théâtre prend pour référent le monde réel et s’en veut la représentation, mais le terme renvoie à la Darstellung – « présentation, qui désigne la mise en présence de la chose même » 300 – et non plus à la Vorstellung, l’« action psychique de rendre présent à l’esprit. » 301 Il s’agit de donner à voir le monde réel dans son aspect chaotique, violent, contradictoire, voire de théoriser l’impossibilité d’un regard cohérent et distancié sur le monde. Et s’il est encore question de représenter un monde, de le donner à voir avec un point de vue synthétique et englobant, (Vorstellung), alors il s’agit non plus du monde réel mais d’un monde post-apocalyptique qui n’existe pas, qui ne s’inscrit dans aucune continuité historique, car fruit d’une rupture inaugurale, dans un théâtre qui interroge le sens de l’humain.

Les fondements communs à ces différentes options esthétiques et philosophiques résident dans l’effet cumulé des différents concepts que nous avons déjà évoqués : L’idée d’une condition postmoderne comme sortie du cadre moderne hérité des Lumières – fin de la croyance dans la raison et dans le progrès – assortie d’une pensée de la fin de l’histoire et d’un pessimisme anthropologique, hérité de la référence à Auschwitz, comme fondation inaugurale du monde contemporain. Mais une autre théorie permet de saisir les fondations de ce théâtre, celle du « choc des civilisations », formulée pour la première fois en 1964 302 , et remise à l’ordre du jour  par Samuel Huntington dès 1996 303 et développée dans The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, ouvrage paru en 1998. 304 L’impression d’une fin de l’histoire, au sens d’une disparition des grands conflits idéologiques, est contredite par l’évolution de l’équilibre géopolitique du monde depuis 1989, preuve que des événements continuent d’avoir lieu, qui s’inscrivent dans le cours d’une histoire en train de se faire. Cette théorie est d’emblée liée à des enjeux politiques. Bernard Lewis était proche des conservateurs, et S. Huntington de l’équipe du président Carter. La théorie du Choc des Civilisations a permis de légitimer la politique américaine au Proche Orient et la stratégie israélienne. 305 Elle permet il est vrai de prendre en compte et de comprendre un certain nombre des événements qui sont venus bouleverser l’équilibre géopolitique mondial depuis la Chute du Mur, et est devenue une référence obligée depuis le 11 septembre 2001.

Il y a donc dans cette théorie une volonté de comprendre « le nouvel ordre mondial. » Mais l’interprétation rapide et l’utilisation courante qui en est faite peut contribuer à peindre le tableau d’un monde chaotique et violent. Le terrorisme constitue un ennemi sans visages, et le fait que les Etats ne soient plus les figures de proue – apparentes du moins – des conflits contribue à rendre invisibles et incompréhensibles les logiques d’affrontement politique ainsi le rapport de cause/ conséquence dans l’enchaînement des événements internationaux et nationaux. Mais théoriser le choc des civilisations, c’est aussi prétendre constater une impossibilité à vivre ensemble à l’échelle internationale et nationale (du fait de l’existence d’une population immigrée 306 ), et la référer à des invariants d’ordre non pas politique mais culturels et religieux, l’opposition morale (voir la notion d’axe du mal utilisée par G.W. Bush pour justifier la seconde guerre en Irak) étant sous-tendue par un principe de hiérarchisation entre les civilisations. Nous souhaitons voir en quelle mesure cette théorie informe également la compréhension des tensions et ambitions à l’œuvre aujourd’hui en France chez un certain nombre d’artistes de théâtre (auteurs et metteurs en scène). Nous allons voir que certains choix esthétiques caractéristiques de ce théâtre – notamment la remise en cause des notions de personnage et de la fable organique – va de pair avec la remise en cause d’une conception téléologique de l’histoire et d’une fois dans la possibilité de changement politique. Ce théâtre se définit comme dépassement et invalidation des formes de théâtre politique antérieures et, s’ils ne semblent pas vouloir, consciemment du moins, contribuer à façonner le nouvel ordre mondial, force est de constater que la représentation d’un monde contradictoire et incompréhensible par ces artistes peut contribuer à invalider tout projet visant à changer cet ordre du monde.

Notes
300.

Maryvonne Saison, op. cit., p. 11.

301.

Idem.

302.

Bernard Lewis, The Middle East and the West, Indiana University Press, Bloomington, 1964, p. 135.

303.

Samuel Huntington, « The Clash of Civilizations ? », revue Foreign Affairs, summer 1993.

304.

Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order Simon & Schuster, 1st Touchstone Ed., 1998.

305.

Alain Gresh, « A l’origine d’un concept. Le choc des civilisations », Le Monde Diplomatique, septembre 2004.

306.

« Quand, en décembre 2003, à Tunis, le président Jacques Chirac parle d’« agression », à propos du foulard, la journaliste Elisabeth Schemla s’en réjouit : « Pour la première fois, Jacques Chirac reconnaît que la France n’est pas épargnée par le choc des civilisations. » Alain Gresh, idem.