i. Matthias Langhoff, témoin du temps.

Le metteur en scène Matthias Langhoff incarne en lui-même, par son histoire personnelle, les bouleversements de l’histoire politique et théâtrale de la seconde moitié du XXe siècle. Fils d’un collaborateur de Brecht, entré au Berliner Ensemble en 1961, soit l’année de la construction du Mur de Berlin 309 , le metteur en scène allemand a dans sa jeunesse fait preuve d’une même adhésion – « sectaire » 310 selon ses propres termes – au socialisme et au brechtisme :

‘« - A cette époque là aussi bien [l]es œuvres [de Brecht] que sa manière de représenter les pièces étaient pour moi la seule vase pour un travail théâtral. Cet intérêt était assez exclusif puisqu’il s’accompagnait d’un terrible rejet de toute autre littérature. J’avais 18 ans et ça continuait d’être l’époque d’un grand bouleversement social. J’étais d’avis que dans ce bouleversement, seules des pièces comme celles de Brecht pouvaient avoir un impact.
- Ce bouleversement était pour toi la transformation de la société dans le sens du socialisme ?
- Exactement ! A cette époque, j’avais même des positions sectaires. Dans ma propre conscience, le monde était divisé entre ciel et terre, et le ciel était un domaine particulier, territorialement délimité !
- C’était la RDA ?
- Oui, c’était la RDA, ou disons, le camp socialiste, qu’on pouvait connaître concrètement ici sous les espèces de la RDA. » 311

Et c’est du double fait de la décomposition de l’idéal socialiste en totalitarisme et de la fossilisation de la « méthode » 312 brechtienne en une doxa stérile, que M. Langhoff estime en 1977 que Brecht est « un auteur dépassé » 313 , et dépassé notamment par Müller, qui, après avoir beaucoup travaillé, non comme son élève, mais dans la même direction que lui, a pris une toute autre direction :

‘« Aujourd’hui, je crois Heiner Müller très éloigné de toute influence de Brecht. Je pense que Müller ne partage plus la croyance de Brecht à la possibilité de transformer le monde. […] Il considère le monde qui l’entoure beaucoup plus comme un matériau, et c’est là que réside la différence essentielle. Müller se sépare tout à fait de l’idée qu’il aurait à répondre à une question. Il est absolument d’avis que ce sont les lecteurs ou spectateurs qui doivent poser les questions. La vision du monde décrite par Müller est par conséquent fondamtentalement plus ouverte. Il est peut-être aussi plus facile d’en faire un mauvais usage. […] Ses pièces ne sont plus au service d’une doctrine ou d’une thèse. […] Qui n’eût préféré le monde tel que Brecht se le représentait ! Cet état de fait doit aussi trouver son reflet dans l’art. » 314

Pour le metteur en scène, passé de Berlin-Est à Lausanne, même s’il précise que la RDA, dont il a conservé le passeport, « est [son] pays » 315 et que « [son] changement n’est pas une déclaration politique » 316 , Brecht n’est plus envisageable désormais que par le biais de sa relecture, sous forme de fragments, par Müller. 317 Et le spectacle qu’il donne au Festival d’Avignon en 1989 témoigne de cette esthétique de la mise à distance, le grand modèle marxo-brechtien d’un théâtre et d’un mouvement révolutionnaire se trouvant dynamité par un travail sur le montage, l’intertextualité et le fragment.

Notes
309.

Matthias Langhoff, entretien avec Bernard Dort, « S’il avait été possible de conserver au Berliner Ensemble sa forme initiale », in Bernard Dort et Jean-François Peyret, Bertolt Brecht, Paris, Cahier de l’Herne, n°35, vol. 1, 1977, p. 56.

310.

Ibid., p. 57.

311.

Ibid., pp. 57-58.

312.

Ibid., p. 58.

313.

Ibid., p. 63.

314.

Ibid., pp. 63-64.

315.

Matthias Langhoff, in Matthias Langhoff, entretien avec Georges Banu, Bernard Dort et Jean-Pierre Thibaudat, « Le théâtre, une activité concrète », Le théâtre, art du passé, art du présent, Art Press, numéro spécial, 1989, p. 148.

316.

Idem.

317.

Ibid., p. 66.