Le texte de Heiner Müller, écrit en 1979, constitue en lui-même un palimpseste littéraire et historique. Ecrite à partir d'une nouvelle d'Anna Seghers, la Lumière sur le gibet, La Mission, sous-titrée Souvenirs d’une révolution 318 , traite à sa manière de la période Révolutionnaire. La trame narrative se tisse autour de « l'envoi en Jamaïque de trois hommes chargés de soulever le peuple noir contre le joug britannique après que la Convention a voté à Paris, en 1794, l'abolition de l'esclavage dans toutes les colonies. » 319 Mais, du fait de la collision de différentes strates spatio-temporelles, Müller invalide la tentative d’exporter la révolution en Jamaïque par le rappel que la Révolution a rapidement été suivie, dans une succession qui paraît chrono-logique, de la contre-révolution. Et l’explication tient à la force de l’ennemi extérieur (Napoléon) mais aussi, et c’est là le fait essentiel, à la présence d’un ennemi intérieur, qui paraît en définitive constituer l’alpha et omega de toute révolution. Non seulement la mission des protagonistes, qui renvoie, au-delà de son contenu anecdotique, à la Révolution, n’est pas accomplie, mais elle paraît inaccessible, utopie que sa concrétisation défigure inéluctablement en son contraire aussi terrible qu’elle était grandiose.
Cette mise en crise de l’idéal révolutionnaire est étroitement corrélée à une mise en doute du rapport au temps, de toute vision globale du monde, et de toute action politique. Müller cherche sur les décombres du temps historique à créer un nouveau rapport au temps. A partir de la lettre du personnage de Galloudec à Antoine, qui fait figure de point de départ des relais énonciatifs, le texte procède par enchâssement des récits et des strates spatio-temporelles par le biais des dialogues, de celui entre Antoine, Marin et la femme, à celui entre Antoine et la femme-ange (pp. 9-13.) Puis l’instance énonciative se fait hésitante (pp. 13-14), avant de laisser la place, par le biais d’un flash-back, à un dialogue des personnages morts, quand ils étaient encore en Jamaïque. La construction narrative se double d’un jeu poétique sur la matière visuelle et sonore. Ainsi les lettres sont capitales comme l’est la leçon de leur combat révolutionnaire :
‘« LA REVOLUTION EST LE MASQUE DE LA MORT LA MORT EST LE MASQUE DE LA REVOLUTION LA REVOLUTION EST LA MORT LA MORT EST LE MASQUE DE LA REVOLUTION LA REVOLUTION EST LE MASQUE DE LA MORT LA MORT EST LE MASQUE DE LA REVOLUTION LA REVOLUTION EST LE MASQUE DE LA MORT LA MORT EST LE MASQUE DE LA REVOLUTION LA REVOLUTION EST LE MASQUE DE LA MORT LA MORT EST LE MASQUE DE LA REVOLUTION LA REVOLUTION EST LE MASQUE DE LA MORT LA MORT EST LE MASQUE » 320 ’L’enchâssement des niveaux narratifs et dialogiques n’en finit pas d’épaissir le millefeuille historique et sémantique du temps. Sasportas devient « SasportasRobespierre » 321 et place « Galloudecdanton » 322 « au pilori de l’histoire » 323 tout en clamant que « [son] nom est écrit dans le Panthéon de l’histoire » 324 , juste avant une tirade dont l’énonciateur n’est pas explicite, et qui se situe dans un tout autre espace-temps. Müller paraît alors interroger les lois de la relativité en même temps qu’il exprime l’absurdité de toute quête d’un sens, dans une longue séquence moins brechtienne que kafkaïenne, située dans l’univers d’une dictature bureaucratique aux antipodes du dialogue précédent, le lien entre les séquences étant assuré explicitement par la mention d’une éventuelle « mission », et implicitement par le rapport temporel entre le temps de la lutte révolutionnaire et le temps du règne de la révolution. Coincé dans un « vieil ascenseur qui brinqueballe » mais ne le conduit pas assez vite vers l’étage de son « chef » - dont il ignore d’ailleurs l’emplacement exact, un homme, « entouré d’hommes qui [lui] sont inconnus » 325 , le regard vissé à sa montre, livre un combat contre le temps :
‘« Je suppose qu’il s’agit d’une mission qui doit m’être confiée. […] Le facteur temps est décisif. ETRE LA CINQ MINUTES AVANT L’HEURE / VOILA LA VRAIE PONCTUALITE. Quand j’ai regardé mon bracelet-montre la dernière fois, il indiquait dix heures. Je me souviens de mon sentiment de soulagement : encore quinze minutes jusqu’à mon rendez-vous avec le chef. Au regard suivant il y avait seulement cinq minutes de plus. Quand à présent, entre le huitième et le neuvième étage, je regarde à nouveau ma montre, […] plus question de vraie ponctualité, le temps ne travaille plus pour moi. Je fais rapidement le point de ma situation : je peux sortir au prochain arrêt et dégringoler l’escalier quatre à quatre jusqu’au quatrième étage. Si ce n’est pas le bon cela signifie bien sûr une perte de temps peut-être irrattrapable. Je peux aussi monter jusqu’au vingtième étage et, si le bureau du chef ne s’y trouve pas, redescendre au quatrième, à condition que l’ascenseur ne tombe pas en panne, ou bien dégringoler l’escalier (quatre à quatre) au risque de me casser une jambe ou le cou justement parce que je suis pressé. Je me vois déjà étendu sur une civière qu’à ma demande on transporterait dans le bureau du chef et déposerait devant lui, toujours désireux de servir mais désormais inapte. Pour le moment tout se ramène à cette question a priori sans réponse du fait de ma négligence, à quel étage le chef (qu’en pensée j’appelle Numéro Un) m’attend-il avec une mission importante. » 326 ’Le caractère angoissant de l’auto-accusation et de la proliférante démultiplication des hypothèses qu’émet l’homme – réduit implicitement dans ses propres paroles au rang de subalterne – quant à son lieu de destination, aux différents scénarios possibles de son avenir et surtout à la nature de la mission, tient bien sûr à la menace d’une sanction arbitraire et disproportionnée que ces hypothèses exsudent. Mais l’angoisse et l’oppression que fait cette parole fait partager au spectateur provient également, de manière plus métaphysique que politique, à la collision non seulement des temps mais des modes temporels, le conditionnel, forcément instable, l’emportant largement sur le rassurant mode indicatif. Dans la pièce, cette instabilité du temps et cette incertitude quant à la mission de l’homme et donc à son utilité vont de pair avec une instabilité idéologique, et la position du marin, qui « ne croi[t] pas à la politique » et estime que « le monde est partout différent » paraît valoir comme commentaire surplombant de la pièce. 327 Et la crise politique est consubstantiellement dramatique pour Müller, qui estime que « la maladie du drame est certainement une maladie de la société, ou un reflet de la réorganisation du métabolisme de la société. » 328 Le rapport à l’histoire, à la trame narrative, découle du rapport à l’Histoire, objet essentiel de la dramaturgie de Müller. Dans le monde idéel, la révolution est la plus noble des causes, dans le monde empirique, « l’innocent finit toujours par avoir les mains sales » 329 . Dès lors, l’objectif de Müller est de détruire la sacralité de la fable, de l’histoire théâtrale et de l’histoire, et de les déconstruire toutes ensemble du même mouvement :
‘« Ma première préoccupation, quand j’écris pour le théâtre, c’est de détruire les choses. Trente ans durant, Hamlet a constitué une obsession pour moi. Aussi ai-je tenté de le détruire en écrivant un texte bref, Hamlet-machine. L’histoire allemande a constitué une autre obsession, et j’ai tenté de détruire cette obsession, d’en détruire toutes les composantes. Ce qui me motive avant tout, c’est de dépecer les choses jusqu’à ce que je parvienne à leur squelette, je veux leur arracher la chair, anéantir leur surface. Après vous en avez fini avec elle. » 330 ’Pour radicale et guerrière qu’elle puisse paraître, cette pulsion destructrice ne vise pas uniquement à « en finir avec » l’histoire mais aussi à mettre à nu sa structure profonde et cachée. « L’ennui avec l’histoire […] c’est qu’elle soit recouverte de chair, de peau, de surface. Traverser cette surface pour en arriver à la structure, voilà la motivation essentielle. » 331 La mise à distance de l’histoire et de la révolution ne conduit pour autant pas Müller à rejeter en bloc les ambitions au nom desquelles est mené le combat révolutionnaire, en RDA notamment. Müller salue ainsi le fait qu’ alors qu’« à l’époque de la tragédie grecque, la société était encore fondée sur la loi du clan » 332 et que « le pas à franchir du clan à la cité » 333 , à la "polis", indiquait la naissance d’une société de classe » 334 , « l’Allemagne de l’Est tend […] dans ses efforts à faire disparaître un tel type de société. » 335 Le texte de Müller est ainsi d’autant plus intéressant qu’il est écrit « depuis » la révolution pourrait-on dire, et par quelqu’un qui partage l’idéal révolutionnaire. Et cette position est vécue sur un mode paradoxal par l’auteur. Certes, ce regard de l’intérieur est forcément désabusé par le décalage entre l’idéal et la réalité de la vie dans un pays où le règne révolutionnaire est advenu. Mais il semble que les contraintes soient vécues non pas uniquement comme des désillusions et des oppressions, mais aussi comme une stimulation pour la création poétique. Müller insiste sur le fait qu’en RDA, parce que l’information est réprimée,
‘« la charge en expression [d’un texte] est bien plus violente et l’efficience des mots bien plus virulente qu’à l’Ouest. […] Ici les mots ne sont pas simples véhicules d’information, c’est de leur expression en fait que vous tirez l’information. C’est une situation avantageuse pour le langage théâtral. » 336 ’Mais cet « avantage » pose également un problème de réception selon que le lecteur reçoit ou non le texte « depuis » le même lieu (le terme est à entendre au sens d’espace géographique, idéologique, et au sens de conditions d’existence) que celui d’où parle l’auteur :
‘« - Les gens saisissent-ils immédiatement à l’Est que vous écrivez sous la protection d’un masque ?La mise en scène de M. Langhoff répond à sa manière à ce défi de réception, par l’intrication du texte de Müller avec celui de Schnitzler, qui vient en radicaliser le sens.
Heiner Müller, La Mission. Souvenir d’une révolution, in La Mission. Quartett, traduction Jean Jourdheuil et Heinz Schwrzinger, Paris, Minuit, 1982.
Olivier Schmitt, « Les Folies Langhoff », Le Monde, 16 juillet 1989.
Heiner Müller, La Mission, op. cit.., p. 18.
Ibid., p. 22.
Ibid., p. 23.
Ibid., p. 22.
Ibid., p. 24.
Ibid., p. 25.
Ibid., pp. 25-27.
Ibid., p. 12.
Heiner Müller, in Sylvère Lotringer, in entretien avec Heiner Müller, « Se débarrasser de l’histoire ? », TNS 84/85, Journal du Théâtre National de Strasbourg n°5, septembre 1984, p. 22.
Idem.
Ibid., p. 24.
Idem.
Ibid., p. 22.
Idem.
Idem.
Idem.
Idem.
Ibid., p. 23.