iii. Un spectacle à contre-courant de l’histoire.

Le spectacle, par la thématique des pièces comme par les éclairages, qui font miroiter sur le cloître des Carmes les couleurs du drapeau français, réfère directement à la Révolution. Mais le téléscopage des deux pièces, interprétées par la même distribution dans un décor unique démultiplie et radicalise les effets de sens de chacune d’elles. Dans un article qui s’ouvre sur le constat que « l’histoire est une impasse, au mieux un paradoxe, semblent dire aujourd’hui beaucoup de spectacles contemporains » 338 , Anne-Françoise Benhamou analyse le fait que La Mission s’ouvre sur Au perroquet vert, qui clôt le spectacle en terminant le cycle d’une conception de l’histoire vécue sur le mode de la promesse :

‘« Selon la manière dont on les met en scène, en accouplant La Mission et un texte de Schnitzler, Au perroquet vert, Langhoff accentue l’aspect " fin de siècle " (c’est-à-dire, pour le XXe, " fin des idéologies "), de la pièce de Müller. Car la petite comédie viennoise ne laisse aucune chance à l’ouverture historique qui s’esquisse à la fin de La Mission avec la dernière tirade de Sasportas, le Noir. […] Chez Langhoff, les aristocrates du Perroquet Vert sont les Noirs de la pièce précédente. […] Le spectacle est trop complexe pour que cela se laisse lire comme une pure réversibilité des opprimés et des oppresseurs. […] [Pourtant ] Au Perroquet Vert montre un théâtre qui, à sa plus grande stupéfaction, devient histoire ; ce qui produit une relecture de la pièce de Müller : l’histoire est peut-être devenue pur théâtre… Le temps historique est un simulacre ; du moins, tel que nous l’imaginons. […] Le spectacle de Langhoff barre toute hypothèse de restauration de l’histoire, ne serait-ce que parce que Schnitzler succède à Müller et non l’inverse. » 339

En effet, la perspective entomologiste sur le fait révolutionnaire est encore plus poussée dans Au perroquet vert 340 , comédie burlesque et cynique qui « regarde la prise de la Bastille depuis un cabaret » 341 , dont le propriétaire est un ancien directeur de théâtre. Schnitzler, « sceptique-né » 342 , construit son texte autour de la mise à distance de la figure de Robespierre et à travers elle, il démultiplie les filtres afin d’isoler – de séparer pour les analyser et les éloigner – les concepts de Raison et de Vérité, mais aussi celui d’Histoire. Le tissage des deux textes est inextricable dans la mise en scène du fait du décor, qui constitue la véritable « machine à jouer » 343 du spectacle, comme l’a étudié Christine Hamon-Siréjols. La « suture » 344 entre les deux pièces n’est pas visible, parce que la transformation du plateau est accomplie non pas entre les pièces mais au sein de la première, accentuant le décalage temporel interne produit par la longue séquence de l’homme dans l’ascenseur précédemment évoquée. Sur le plateau « couleur de sang », la scénographe Katrin Brack a fondu l’espace non référencé, ou plus exactement multiréférencé, de Müller et celui, réaliste, de Schnitzler – qui représente « une cave » 345 – en un même décor, qui revisite les avant-gardes des années 1920 346 , Langhoff revendiquant la référence au « constructivis[me], à la manière des décors du théâtre révolutionnaire des années 1920 » 347 , qui « offrait beaucoup de possibilités. » 348 Cependant, malgré le clin d’œil revendiqué, le travail plastique sur la création d’un « rythme optique » 349 témoigne d’un autre rapport à l’espace, mais aussi au temps. La scène est découpée en différentes aires de jeu situées sur trois hauteurs, les passages se faisant par des marches intégrées aux planchers ou par des échelles. 350 Cette scénographie, complexifiée encore par les différents degrés de proximité, du proscenium à l’arrière-scène, et dont l’effet était en outre renforcé par le jeu des acteurs, ponctué de « continuelles ruptures de rythme qui "cassaient" en permanence la fluidité de la représentation » 351 avait pour but de donner à voir au spectateur une mise en perspective esthétique l’incitant à mener le même travail sur le plan sémantique :

‘« Suivant Müller dans sa volonté de faire rendre gorge à tous les mythes récupérés de la Révolution, Langhoff parvenait, avec les moyens propres à la mise en scène, à susciter chez le spectateur une disposition permanente à l’ironie et une forme de vigilance aiguë devant un spectacle dont les signes proliféraient avec une rapidité diabolique. Bien en vain, car aussitôt décryptés, ces signes semblaient perdre leur cohérence et ne plus offrir au public que les aléas du rêve. » 352

Et le fait que le même dispositif scénique donne lieu dans la second partie du spectacle à un usage tout à fait différent, par le biais de son habillage avec des accessoires réalistes, mais aussi d’un « lieu fixe, homogène, clairement référencé » 353 , crée encore de la polysémie et de l’indécidabilité, la stabilité de la référence devenant elle-même la manifestation d’une instabilité générale de l’espace et du temps, de l’histoire et du sens. La Mission. Au Perroquet peut en définitive faire ainsi figure de spectacle augural de ce théâtre qui, parce qu’il se fonde sur un rapport désabusé au temps, à l’histoire et à la révolution, ne vise plus à interpréter le monde mais au contraire à en refléter le caractère chaotique. Et cette tendance va se confirmer, particulièrement sur la fin de notre période, l’année 2001 venant provoquer une nouvelle secousse sismique qui fait écho à celle produite par l’année 1989. 354

Notes
338.

Anne-Françoise Benhamou, « Les accordéons du temps », ibid., p. 6.

339.

Ibid., p. 10.

340.

Arthur Schnitzler, Au perroquet vert, traduction Marie-Louise Audiberti et Henri Christophe, Arles, Actes Sud Papiers, 1986, 1999.

341.

Armelle Héliot, « Théâtre de la Ville. La Mission. Au Perroquet vert, Heiner Müller / Arthur Schnitzler, A contre-courant de l’histoire », in Acteurs n°73-74, novembre-décembre 1989, p. 47.

342.

Olivier Schmitt, Le Monde, article déjà cité.

343.

Christine Hamon-Siréjols, « La Mission. Au perroquet vert : polyvalence et élasticité de l’espace », in Odette Aslan (sous la direction de), Langhoff, Les Voies de la création théâtrale, CNRS éditions, Collection Arts du Spectacle, Paris, 1994, pp. 235-246.

344.

Ibid., p. 236.

345.

A. Schnitzler, Au perroquet vert, op. cit., p. 5.

346.

Christine Hamon-Siréjols, op. cit., p. 235.

347.

Matthias Langhoff, Scènes Magazine, Lausanne, septembre 1989. Cité par Christine Hamon-Siréjols.

348.

Christine Hamon-Siréjols, op. cit., p. 236.

349.

Ibid., p. 237.

350.

Ibid., pp. 238-239.

351.

Ibid., p. 241.

352.

Ibid., p. 243.

353.

Ibid., p. 245.

354.

Pour des raisons d’équilibre interne, nous n’analysons pas ici en détails le 11 septembre 2001 de Michel Vinaver. Il est cependant évident que ce texte participe lui aussi de la cité du théâtre postpolitique, tant par la référence au poème de T. S. Eliot Wasted Land, que par le tissage des voix a priori si hétérogènes de G. Bush et Oussama Ben Laden en une même parole réversible, et plus globalement par la structure chorale et la référence à « l’oratorio » et non du théâtre-document, alors même que l’auteur s’est amplement documenté et a écrit la pièce juste après l’événement. Ce texte s’inscrit à la fois dans la réponse poélitique et dans la réponse « expressive », au chaos du monde contemporain.