iv. Entre théâtre-concert et ironie du texte : Multiplicité de modes d’énonciation contradictoires.

Pour le metteur en scène Galin Stoev, Oxygène serait politique parce qu’énergique, prouvant que tout espoir n’est pas perdu parce que, bien que désespérée de l’état du monde, la jeunesse contient toujours en elle un potentiel indestructible :

‘« Oxygène se situe entre musique et texte politique, à la frontière du théâtre et du concert, un texte qui soulève les grands problèmes éthiques d’aujourd’hui au travers d’une fable qui jette un pont entre hier et demain, stigmatise les réalités de notre monde écartelé par ses propres contradictions.
Oxygène n’est pas une pièce de théâtre à proprement parler, mais un texte qui fixe un certain état d’hystérie vital, autodestructeur et chargé d’espoir.
Oxygène est un concentré de vie et un remède contre l’endormissement. Un texte nécessaire. »  363

Nous voudrions insister sur cette utilisation de la musique et sur son caractère politique – ou non. S’il est indiscutable que ce spectacle ne suscite pas l’endormissement, le nombre de décibels peut être jugé problématique précisément au regard de son ambition politique affichée. De fait, lors de la représentation à laquelle nous avons assisté à la Ferme du Buisson en mars 2006, un grand nombre d’adolescents (environ un quart des spectateurs) étaient présents dans la salle et ont apprécié la musique, écoutant distraitement les paroles, le corps occupé par la rythmique. La volonté d’impliquer le corps du spectateur, de susciter un partage non plus de réflexions ou d’émotions mais bien de sensations physiques, est à la fois intéressante – elle fonctionne – et problématique précisément parce qu’elle est efficace, et fait adhérer les spectateurs de manière quasi inconsciente à un discours tenu sur le monde, confortant une attitude de méfiance à l’égard de la politique et un sentiment non seulement d’incompréhension mais de désintérêt. Si le texte n’est pas important aux yeux du metteur en scène, il existe et s’entend, et ses contradictions et paradoxes sont riches de sens.

Le premier décalage entre le sens de la pièce russe et celui du spectacle joué en France tient à la réception réelle : Une grande partie des spectateurs est jeune, et ne comprend donc pas l’essentiel des critiques vigoureuses qui sont portées contre la société russe (une partie des références est d’ailleurs gommée du spectacle du fait de coupes opérées par le metteur en scène.) Mais le fait que ce public apprécie – non pas malgré cela, mais bien indépendamment de cela – le spectacle dit bien le malentendu que le spectacle autorise, et témoigne d’une ambiguïté de la réception programmée par le spectacle. Car le choix du théâtre-concert non pas comme outil ponctuel mais bien comme socle de la composition d’ensemble du spectacle, accentue la possibilité de se laisser porter par la musique sans chercher à comprendre les paroles. D’autant plus que, parallèlement, le texte de Viripaïev est hautement ironique, pour dénoncer le cynisme de la société russe contemporaine. Le spectateur est sollicité dans le même temps selon deux modes contradictoires, d’une part par la musique qui incite à annihiler son esprit critique pour s’abandonner au plaisir pulsionnel du rythme, et d’autre part par le texte, qui exprime un point de vue sur le monde et active une réception intellectuelle fondée sur l’évaluation du propos suivie d’une adhésion ou d’un rejet, et qui est en plus un texte fondé sur un double langage, le sens réel étant en contradiction avec le sens apparent. La coexistence de ces deux modes d’adresse radicalement différents, l’omniprésence scénique de la musique, le jeu des acteurs qui privilégie la scansion au sens, et l’ironie du texte, articulées avec le rejet du théâtre manichéen et à thèse, font éclater le sens. Et ces différents procédés nous paraissent s’inscrire dans un héritage critique du théâtre épique, et justifier de ce fait une comparaison avec l’utilisation brechtienne de la musique, dans les songs.

Notes
363.

Galin Stoev, in Sabrina Weldman, « Etranglement du sens », art. cit.